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Un soir que Melchior d?nait en ville, Gottfried, rest? seul dans la salle du bas, tandis que Louisa couchait les deux petits, sortit, et alla s’asseoir ? quelques pas de la maison, au bord du fleuve. Christophe l’y suivit par d?s?uvrement; et, comme d’habitude, il le pers?cuta de ses agaceries de jeune chien, jusqu’? ce qu’il f?t essouffl? et se laiss?t rouler sur l’herbe ? ses pieds. Couch? sur le ventre, il s’enfon?a le nez dans le gazon. Quand il eut repris haleine, il chercha quelque nouvelle sottise ? dire, et, l’ayant trouv?e, il la cria, en se tordant de rire, la figure toujours enfouie en terre. Rien ne lui r?pondit. ?tonn? de ce silence, il leva la t?te, et s’appr?ta ? redire son bon mot. Son regard rencontra le visage de Gottfried, ?clair? par les derni?res lueurs du jour qui s’?teignait, dans des vapeurs dor?es. Sa phrase lui resta dans la gorge. Gottfried souriait, les yeux ? demi ferm?s, la bouche entr’ouverte; et sa figure souffreteuse ?tait d’un s?rieux indicible. Christophe, appuy? sur les coudes, se mit ? l’observer. La nuit venait; la figure de Gottfried s’effa?ait peu ? peu. Le silence r?gnait. Christophe fut pris ? son tour par les impressions myst?rieuses qui se refl?taient sur le visage de Gottfried. La terre ?tait dans l’ombre, et le ciel ?tait clair: les ?toiles naissaient. Les petites vagues du fleuve clapotaient sur la rive. L’enfant s’engourdissait; il m?chait, sans les voir, de petites tiges d’herbes. Un grillon criait pr?s de lui. Il lui semblait qu’il allait s’endormir… Brusquement, dans l’obscurit?, Gottfried chanta. Il chantait d’une voix faible, voil?e, comme int?rieure; on n’aurait pu l’entendre ? vingt pas. Mais elle avait une sinc?rit? ?mouvante; on e?t dit qu’il pensait tout haut, et qu’au travers de cette musique, comme d’une eau transparente, on p?t lire jusqu’au fond de son c?ur. Jamais Christophe n’avait entendu chanter ainsi. Et jamais il n’avait entendu une pareille chanson. Lente, simple, enfantine, elle allait d’un pas grave, triste, un peu monotone, sans se presser jamais, – avec de longs silences, – puis se remettait en route, insoucieuse d’arriver, et se perdait dans la nuit. Elle semblait venir de tr?s loin, et allait on ne sait o?. Sa s?r?nit? ?tait pleine de trouble; et, sous sa paix apparente, dormait une angoisse s?culaire. Christophe ne respirait plus, il n’osait faire un mouvement, il ?tait tout froid d’?motion. Quand ce fut fini, il se tra?na vers Gottfried, et, la gorge serr?e:

– Oncle!… demanda-t-il.

Gottfried ne r?pondit pas.

– Oncle! r?p?ta l’enfant, en posant ses mains et son menton sur les genoux de Gottfried.

La voix affectueuse de Gottfried dit:

– Mon petit…

– Qu’est-ce que c’est, oncle? Dis! Qu’est-ce que tu as chant??

– Je ne sais pas.

– Dis ce que c’est!

– Je ne sais pas. C’est une chanson.

– C’est une chanson de toi?

– Non, pas de moi! quelle id?e!… C’est une vieille chanson.

– Qui l’a faite?

– On ne sait pas…

– Quand?

– On ne sait pas…

– Quand tu ?tais petit?

– Avant que je fusse au monde, avant qu’y f?t mon p?re, et le p?re de mon p?re, et le p?re du p?re de mon p?re… Cela a toujours ?t?.

– Comme c’est ?trange! Personne ne m’en a jamais parl?.

Il r?fl?chit un moment:

– Oncle, est-ce que tu en sais d’autres?

– Oui.

– Chante une autre, veux-tu?

– Pourquoi chanter une autre? Une suffit. On chante, quand on a besoin de chanter, quand il faut qu’on chante. Il ne faut pas chanter pour s’amuser.

– Mais pourtant, quand on fait de la musique?

– Ce n’est pas de la musique.

Le petit resta pensif. Il ne comprenait pas tr?s bien. Cependant, il ne demanda pas d’explications: c’est vrai, ce n’?tait pas de la musique, de la musique comme les autres. Il reprit:

– Oncle, est-ce que toi, tu en as fait?

– Quoi donc?

– Des chansons!

– Des chansons? oh! comment est-ce que j’en ferais? Cela ne se fait pas.

L’enfant insistait avec sa logique habituelle:

– Mais, oncle, cela a ?t? fait pourtant une fois…

Gottfried secouait la t?te avec obstination:

– Cela a toujours ?t?.

L’enfant revenait ? la charge:

– Mais, oncle, est-ce qu’on ne peut pas en faire d’autres, de nouvelles?

– Pourquoi en faire? Il y en a pour tout. Il y en a pour quand tu es triste, et pour quand tu es gai; pour quand tu es fatigu?, et que tu penses ? la maison qui est loin; pour quand tu te m?prises, parce que tu as ?t? un vil p?cheur, un ver de terre; pour quand tu as envie de pleurer, parce que les gens n’ont pas ?t? bons avec toi; et pour quand tu as le c?ur joyeux, parce qu’il fait beau et que tu vois le ciel de Dieu, qui, lui, est toujours bon, et qui a l’air de te rire… Il y en a pour tout, pour tout. Pourquoi est-ce que j’en ferais?

– Pour ?tre un grand homme! dit le petit, tout plein des le?ons de son grand-p?re et de ses r?ves na?fs.

Gottfried eut un petit rire doux. Christophe, un peu vex?, demanda:

– Pourquoi ris-tu?

Gottfried dit:

– Oh! moi, je ne suis rien.

Et, caressant la t?te de l’enfant, il demanda:

– Tu veux donc ?tre un grand homme, toi?

– Oui, r?pondit fi?rement Christophe.

Il croyait que Gottfried allait l’admirer. Mais Gottfried r?pondit:

– Pourquoi faire?

Christophe fut interloqu?. Apr?s avoir cherch?, il dit:

– Pour faire de belles chansons!

Gottfried rit de nouveau, et dit:

– Tu veux faire des chansons, pour ?tre un grand homme; et tu veux ?tre un grand homme, pour faire des chansons. Tu es comme un chien qui tourne apr?s sa queue.

Christophe fut tr?s froiss?. ? tout autre moment, il n’e?t pas support? que son oncle, dont il avait l’habitude de se moquer, se moqu?t de lui ? son tour. Et, en m?me temps, il n’e?t jamais pens? que Gottfried p?t ?tre assez intelligent pour l’embarrasser par un raisonnement. Il chercha un argument, ou une impertinence ? lui r?pondre, et ne trouva rien. Gottfried continuait.

– Quand tu serais grand, comme d’ici ? Coblentz, jamais tu ne feras une seule chanson.

Christophe se r?volta:

– Et si je veux en faire!…

– Plus tu veux, moins tu peux. Pour en faire, il faut ?tre comme eux. ?coute…

La lune s’?tait lev?e, ronde et brillante, derri?re les champs. Une brume d’argent flottait au ras de terre, et sur les eaux miroitantes. Les grenouilles causaient, et l’on entendait dans les pr?s la fl?te m?lodieuse des crapauds. Le tr?molo aigu des grillons semblait r?pondre au tremblement des ?toiles. Le vent froissait doucement les branches des aulnes. Des collines au-dessus du fleuve, descendait le chant fragile d’un rossignol.

– Qu’est-ce que tu as besoin de chanter? soupira Gottfried, apr?s un long silence… (On ne savait pas s’il se parlait ? lui-m?me, ou ? Christophe)… Est-ce qu’ils ne chantent pas mieux que tout ce que tu pourras faire?

Christophe avait bien des fois entendu tous ces bruits de la nuit. Mais jamais il ne les avait entendus ainsi. C’est vrai: qu’est-ce qu’on avait besoin de chanter?… Il se sentait le c?ur gonfl? de tendresse et de chagrin. Il aurait voulu embrasser les pr?s, le fleuve, le ciel, les ch?res ?toiles. Et il ?tait p?n?tr? d’amour pour l’oncle Gottfried, qui lui semblait maintenant le meilleur, le plus intelligent, le plus beau de tous. Il pensait combien il l’avait mal jug?; et il pensait que l’oncle ?tait triste, parce que Christophe le jugeait mal. Il ?tait plein de remords. Il ?prouvait le besoin de lui crier: «Oncle, ne sois plus triste, je ne serai plus m?chant! Pardonne-moi, je t’aime bien!» Mais il n’osait pas. – Et tout d’un coup, il se jeta dans les bras de Gottfried; mais sa phrase ne voulait pas sortir; il r?p?tait seulement: «Je t’aime bien!» et il l’embrassait passionn?ment. Gottfried, surpris et ?mu, r?p?tait: «Et quoi? Et quoi?» et il l’embrassait aussi. – Puis il se leva, lui prit la main, et dit: «Il faut rentrer.» Christophe revenait, triste que l’oncle n’e?t pas compris. Mais, comme ils arrivaient ? la maison, Gottfried lui dit: «D’autres soirs, si tu veux, nous irons encore entendre la musique du bon Dieu, et je te chanterai d’autres chansons.» Et quand Christophe l’embrassa, plein de reconnaissance, en lui disant bonsoir, il vit bien que l’oncle avait compris.

Depuis lors, ils allaient souvent se promener ensemble, le soir; et ils marchaient sans causer, le long du fleuve, ou ? travers les champs. Gottfried fumait sa pipe lentement, et Christophe lui donnait la main, un peu intimid? par l’ombre. Ils s’asseyaient dans l’herbe; et, apr?s quelques instants de silence, Gottfried lui parlait des ?toiles et des nuages; il lui apprenait ? distinguer les souffles de la terre et de l’air et de l’eau, les chants, les cris, les bruits du petit monde voletant, rampant, sautant ou nageant, qui grouille dans les t?n?bres, et les signes pr?curseurs de la pluie et du beau temps, et les instruments innombrables de la symphonie de la nuit. Parfois Gottfried chantait des airs tristes ou gais, mais toujours de la m?me sorte; et toujours Christophe retrouvait ? l’entendre le m?me trouble. Jamais il ne chantait plus d’une chanson par soir; et Christophe avait remarqu? qu’il ne chantait pas volontiers, quand on le lui demandait; il fallait que cela v?nt de lui-m?me, quand il en avait envie. On devait souvent attendre longtemps, sans parler; et c’?tait au moment o? Christophe pensait: «Voil?! il ne chantera pas ce soir…», que Gottfried se d?cidait.

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