Christophe fut ?bloui. Voir son nom, ce beau titre, ce gros cahier, son ?uvre!… Il continuait de balbutier:
– Oh! grand-p?re! grand-p?re!…
Le vieux l’attira ? lui. Christophe se jeta sur ses genoux, et cacha sa t?te dans la poitrine de Jean-Michel. Il rougissait de bonheur. Le vieux, encore plus heureux que lui, reprit d’un ton qu’il t?chait de rendre indiff?rent, – car il sentait qu’il allait s’?mouvoir:
– Naturellement, j’ai ajout? l’accompagnement, et les harmonies dans le caract?re du chant. Et puis… – (il toussa) – et puis, j’ai aussi ajout? un trio au menuet, parce que… parce que c’est l’habitude…; et puis… enfin, je crois qu’il ne fait pas mal.
Il le joua. – Christophe ?tait tr?s fier de collaborer avec grand-p?re:
– Mais alors, grand-p?re, il faut que tu mettes aussi ton nom.
– Cela n’en vaut pas la peine. Il est inutile que d’autres que toi le sachent. Seulement… – (ici, sa voix trembla) – seulement, plus tard, quand je n’y serai plus, cela te rappellera ton vieux grand-p?re, n’est-ce pas? Tu ne l’oublieras pas?
Le pauvre vieux ne disait pas tout: il n’avait pu r?sister au plaisir, bien innocent, d’introduire un de ses malheureux airs dans l’?uvre de son petit-fils, qu’il pressentait devoir lui survivre; mais son d?sir de participer ? cette gloire imaginaire ?tait bien humble et bien touchant, puisqu’il lui suffisait de transmettre, anonyme, une parcelle de sa pens?e, afin de ne pas mourir tout entier. – Christophe, tr?s touch?, lui couvrait la figure de baisers. Le vieux, qui se laissait attendrir de plus en plus, lui embrassait les cheveux.
– N’est-ce pas, tu te souviendras? Plus tard, quand tu seras devenu un bon musicien, un grand artiste, qui fera honneur ? sa famille, ? son art, et ? la patrie, quand tu seras c?l?bre, tu te souviendras que c’est ton vieux grand-p?re qui t’a le premier devin?, qui a pr?dit ce que tu serais?
Il avait les larmes aux yeux, de s’entendre parler. Il ne voulut pas laisser voir cette marque de faiblesse. Il eut une quinte de toux, prit un air bourru, et renvoya le petit, en serrant pr?cieusement le manuscrit.
*
Christophe revint chez lui, ?tourdi de joie. Les pierres dansaient autour de lui. L’accueil qu’il re?ut des siens le d?grisa un peu. Comme il se h?tait naturellement de leur raconter, tout glorieux, son exploit musical, ils jet?rent les hauts cris. Sa m?re se moqua de lui. Melchior d?clara que le vieux ?tait fou et qu’il ferait beaucoup mieux de se soigner que de tourner la t?te au petit; quant ? Christophe, il lui ferait le plaisir de ne plus s’occuper de ces niaiseries, de se mettre illico ? son piano, et de jouer des exercices pendant quatre heures. Qu’il t?che d’abord d’apprendre ? jouer proprement: pour la composition, il avait le temps de s’en occuper plus tard, quand il n’aurait rien de mieux ? faire.
Ce n’est pas, comme ces sages paroles auraient pu le faire croire, que Melchior se pr?occup?t de d?fendre l’enfant contre l’exaltation dangereuse d’un orgueil pr?matur?. Il devait se charger de d?montrer promptement le contraire. Mais, n’ayant jamais eu lui-m?me aucune id?e ? exprimer en musique, ni le moindre besoin d’en exprimer aucune, il en ?tait arriv?, dans son infatuation de virtuose, ? consid?rer la composition comme une chose secondaire, ? laquelle l’art de l’ex?cutant donnait seul tout son prix. Il n’?tait certes pas insensible aux enthousiasmes suscit?s par les grands compositeurs, comme Hassler; il avait pour ces ovations le respect qu’il ?prouvait toujours pour le succ?s, – m?l? secr?tement d’un peu de jalousie, car il lui semblait que ces applaudissements lui ?taient d?rob?s. Mais il savait par exp?rience que les succ?s des grands virtuoses ne sont pas moins bruyants, qu’ils sont m?me plus personnels et plus fertiles en cons?quences agr?ables et flatteuses. Il affectait de rendre un profond hommage au g?nie des ma?tres musiciens; mais il avait plaisir ? raconter d’eux des anecdotes ridicules, qui donnaient de leur intelligence et de leurs m?urs une triste opinion. Il pla?ait le virtuose au sommet de l’?chelle artistique: car, disait-il, il est bien connu que la langue est la plus noble partie du corps; et que serait la pens?e sans la parole? que serait la musique sans l’ex?cutant?
Quelle que f?t d’ailleurs, la raison de la semonce qu’il administra ? Christophe, cette semonce n’?tait pas inutile pour rendre au petit l’?quilibre, que les louanges du grand-p?re risquaient fort de lui faire perdre. Elle ne suffisait m?me pas. Christophe ne manqua point de juger que son grand-p?re ?tait beaucoup plus intelligent que son p?re; et, s’il se mit au piano sans rechigner, ce fut bien moins pour ob?ir que pour pouvoir r?ver ? son aise, ainsi qu’il avait coutume, tandis que ses doigts couraient machinalement sur le clavier. Tout en ex?cutant ses interminables exercices, il entendait une voix orgueilleuse qui r?p?tait en lui: «Je suis un compositeur, un grand compositeur.»
? partir de ce jour, puisqu’il ?tait un compositeur, il se mit ? composer. Avant de savoir ? peine ses lettres, il s’?vertua ? griffonner des noires et des croches sur des lambeaux de papier, qu’il arrachait aux cahiers de comptes du m?nage. Mais la peine qu’il se donnait pour savoir ce qu’il pensait, et pour le fixer par ?crit, faisait qu’il ne pensait plus rien, sinon qu’il voulait penser quelque chose. Il ne s’en obstinait pas moins ? construire des phrases musicales; et comme il ?tait naturellement musicien, il y arrivait tant bien que mal, encore qu’elles ne signifiassent rien. Alors il s’en allait les porter, triomphant, ? grand-p?re, qui en pleurait de joie, – il pleurait facilement, maintenant qu’il vieillissait, – et qui proclamait que c’?tait admirable.
Il y avait de quoi le g?ter tout ? fait. Heureusement, son bon sens naturel le sauva, aid? par l’influence d’un homme, qui ne pr?tendait pourtant exercer aucune influence sur qui que ce f?t, et qui ne donnait aux yeux du monde rien moins que l’exemple du bon sens. – C’?tait le fr?re de Louisa.
Il ?tait petit comme elle; mince, ch?tif, un peu vo?t?. On ne savait au juste son ?ge; il ne devait pas avoir pass? la quarantaine; mais il semblait avoir cinquante ans, et plus. Il avait une petite figure rid?e, ros?e, avec de bons yeux bleus tr?s p?les, comme des myosotis un peu fan?s. Quand il enlevait sa casquette, qu’il gardait frileusement partout, de crainte des courants d’air, il montrait un petit cr?ne tout nu, rose, et de forme conique qui faisait la joie de Christophe et de ses fr?res. Ils ne se lassaient pas de le taquiner ? ce sujet, lui demandant ce qu’il avait fait de ses cheveux, et mena?ant de le fouetter, excit?s par les grosses plaisanteries de Melchior. Il en riait le premier et se laissait faire avec patience. Il ?tait petit marchand ambulant; il allait de village en village, portant sur son dos un gros ballot, o? il y avait de tout: de l’?picerie, de la papeterie, de la confiserie, des mouchoirs, des fichus, des chaussures, des bo?tes de conserve, des almanachs, des chansons et des drogues. Plusieurs fois, on avait tent? de le fixer quelque part, de lui acheter un petit fonds, un bazar, une mercerie. Mais il ne pouvait s’y faire: une nuit il se levait, mettait la clef sous la porte, et repartait avec son ballot. On restait des mois sans le voir. Puis il reparaissait: un soir, on entendait gratter ? l’entr?e; la porte s’entre-b?illait, et la petite t?te chauve, poliment d?couverte, se montrait avec ses bons yeux et son sourire timide. Il disait: «Bonsoir ? toute la compagnie», prenait soin d’essuyer ses souliers avant d’entrer, saluait chacun, en commen?ant par le plus ?g?, et allait s’asseoir dans le coin le plus modeste de la chambre. L?, il allumait sa pipe, et il baissait le dos, attendant tranquillement que la gr?le habituelle de quolibets f?t pass?e. Les deux Krafft, le grand-p?re et le p?re, avaient pour lui un m?pris goguenard. Cet avorton leur paraissait ridicule; et leur orgueil ?tait bless? de l’infime condition du marchand ambulant. Ils le lui faisaient sentir; mais il ne semblait pas s’en apercevoir, et il leur t?moignait un respect profond, qui les d?sarmait, surtout le vieux, tr?s sensible aux ?gards qu’on avait pour lui. Ils se contentaient de l’?craser de lourdes plaisanteries qui faisaient monter le rouge au visage de Louisa. Celle-ci, habitu?e ? s’incliner sans discussion devant la sup?riorit? des Krafft, ne doutait pas que son mari et son beau-p?re n’eussent raison; mais elle aimait tendrement son fr?re, et son fr?re avait pour elle une adoration muette. Ils ?taient tous deux seuls de leur famille, et tous deux humbles, effac?s, ?cras?s par la vie; un lien de mutuelle piti? et de souffrances communes, secr?tement support?es, les attachait ensemble avec une triste douceur. Au milieu des Krafft, robustes, bruyants, brutaux, solidement b?tis pour vivre, et vivre joyeusement, ces deux ?tres faibles et bons, qui semblaient en dehors ou ? c?t? de la vie, se comprenaient et se plaignaient, sans se le dire jamais.
Christophe, avec la l?g?ret? cruelle de l’enfance, partageait le d?dain de son p?re et de son grand-p?re pour le petit marchand. Il s’en divertissait comme d’un objet comique; il le harcelait de taquineries stupides, que l’autre supportait avec son inalt?rable tranquillit?. Christophe l’aimait cependant, sans bien s’en rendre compte. Il l’aimait d’abord comme un jouet docile, dont on fait ce qu’on veut. Il l’aimait aussi parce qu’il y avait toujours quelque chose de bon ? attendre de lui: une friandise, une image, une invention amusante. Le retour du petit homme ?tait une joie pour les enfants; car il leur faisait toujours quelque surprise. Si pauvre qu’il f?t, il trouvait moyen d’apporter un souvenir ? chacun; et il n’oubliait la f?te d’aucun de la famille. On le voyait arriver ponctuellement aux dates solennelles; et il tirait de sa poche quelque gentil cadeau, choisi avec c?ur. On y ?tait si habitu? qu’on songeait ? peine ? le remercier: il paraissait suffisamment pay? par le plaisir qu’il avait ? l’offrir. Mais Christophe, qui ne dormait pas tr?s bien, et qui, pendant la nuit, ressassait dans son cerveau les ?v?nements de la journ?e, r?fl?chissait parfois que son oncle ?tait tr?s bon; il lui venait pour le pauvre homme des effusions de reconnaissance, dont il ne lui montrait rien, une fois le jour venu, parce qu’alors il ne pensait plus qu’? se moquer. Il ?tait d’ailleurs trop petit encore pour attacher ? la bont? tout son prix: dans le langage des enfants, bon et b?te sont presque synonymes; et l’oncle Gottfried en semblait la preuve vivante.