Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Enfin il arriva ? la sortie de la sc?ne, encombr?e par les gens qui regardaient, se fraya un passage au travers, ? coups de t?te, et courut se cacher tout au fond. Grand-p?re exultait, et le couvrait de b?n?dictions. Les musiciens de l’orchestre ?clataient de rire, et f?licitaient le petit, qui refusait de les regarder et de leur donner la main. Melchior, l’oreille aux aguets, ?valuait les acclamations qui ne s’arr?taient point, et voulait ramener Christophe sur la sc?ne. Mais l’enfant refusa avec rage, s’accrochant ? la redingote de grand-p?re, et lan?ant des coups de pieds ? tous ceux qui l’approchaient. Il finit par avoir une crise de larmes, et on dut le laisser.

Juste ? ce moment, un officier venait dire que le grand-duc demandait les artistes dans sa loge. Comment montrer l’enfant dans un ?tat pareil? Melchior sacrait de col?re; et son emportement ne faisait que redoubler les pleurs de Christophe. Pour mettre fin au d?luge, grand-p?re promit une livre de chocolat, si Christophe se taisait; et Christophe, qui ?tait gourmand, s’arr?ta net, ravala ses larmes, et se laissa emporter; mais il fallut lui jurer d’abord de la fa?on la plus solennelle qu’on ne le m?nerait pas, par surprise, sur la sc?ne.

Dans le salon de la loge princi?re, il fut mis en pr?sence d’un monsieur en veston, ? figure de doguin avec des moustaches h?riss?es, une barbe courte et pointue, petit, rouge, un peu ob?se, qui l’apostropha avec une familiarit? goguenarde, lui tapa les joues avec ses mains grasses, et l’appela: «Mozart redivivus !» C’?tait le grand-duc. – Ensuite, il passa par les mains de la grande-duchesse, de sa fille, et de leur suite. Mais comme il n’osait pas lever les yeux, le seul souvenir qu’il garda de cette brillante assistance, fut celui d’une collection de robes et d’uniformes, vus de la ceinture aux pieds. Assis sur les genoux de la jeune princesse, il n’osait ni remuer, ni souffler. Elle lui posait des questions auxquelles Melchior r?pondait d’une voix obs?quieuse, avec des formules d’un respect aplati; mais elle n’?coutait pas Melchior et taquinait le petit. Il se sentait rougir de plus en plus; et pensant que chacun remarquait sa rougeur, il voulut l’expliquer, et dit, avec un gros soupir:

– Je suis rouge, j’ai chaud.

Ce qui fit pousser des ?clats de rire ? la jeune fille. Mais Christophe ne lui en voulut pas, comme il en voulait au public de tout ? l’heure; car ce rire ?tait agr?able; et elle l’embrassa: ce qui ne lui d?plut point.

? ce moment, il aper?ut dans le corridor, ? l’entr?e de la loge, grand-p?re, rayonnant et honteux, qui aurait bien voulu se montrer et dire aussi son mot, mais qui n’osait, parce qu’on ne lui avait pas adress? la parole: il jouissait de loin de la gloire de son petit-fils. Christophe eut un ?lan de tendresse, un besoin irr?sistible qu’on rend?t aussi justice au pauvre vieux, qu’on s?t ce qu’il valait. Sa langue se d?lia; il se haussa ? l’oreille de sa nouvelle amie, et lui chuchota:

– Je veux vous dire un secret.

Elle rit et demanda:

– Lequel?

– Vous savez, continua-t-il, le joli trio qu’il y a dans mon minuetto , le minuetto que j’ai jou??… Vous savez bien?… – (Il le chantonna tout bas.) -…Eh bien! c’est grand-p?re qui l’a fait, ce n’est pas moi. Tous les autres airs sont de moi. Mais celui-l?, il est le plus joli. Il est de grand-p?re. Grand-p?re ne veut pas qu’on le dise. Vous ne le r?p?terez pas?… – (Et montrant le vieux): – Voil? grand-p?re. Je l’aime bien. Il est tr?s bon pour moi.

L?-dessus, la jeune princesse rit de plus belle, cria qu’il ?tait un mignon, le couvrit de baisers, et ? la consternation de Christophe et de grand-p?re, elle raconta la chose ? tous. Tous s’associ?rent ? son rire; et le grand-duc f?licita le vieux, tout confus, qui essayait vainement de s’expliquer, et balbutiait comme un coupable. Mais Christophe ne dit plus un mot ? la jeune fille; malgr?, ses agaceries, il resta muet et raide: il la m?prisait pour avoir manqu? ? sa parole. L’id?e qu’il se faisait des princes subit une profonde atteinte, du fait de cette d?loyaut?. Il ?tait si indign? qu’il n’entendit plus rien de ce que l’on disait, ni que le prince le nommait en riant son pianiste ordinaire, son Hofmusicus .

Il sortit avec les siens, et il se trouva entour?, dans les couloirs du th??tre, et jusque dans la rue, de gens qui le complimentaient, ou qui l’embrassaient, ? son grand m?contentement: car il n’aimait pas ? ?tre embrass?, et il n’admettait point qu’on dispos?t de lui, sans lui demander la permission.

Enfin, ils arriv?rent ? la maison, o?, la porte ? peine ferm?e, Melchior commen?a par l’appeler «petit idiot», parce qu’il avait racont? que le trio n’?tait pas de lui. Comme l’enfant se rendait tr?s bien compte qu’il avait fait l? une belle action, qui m?ritait des ?loges, et non des reproches, il se r?volta et dit des impertinences. Melchior se f?cha et dit qu’il le calotterait, si ces morceaux n’avaient pas ?t? jou?s assez proprement, mais qu’avec son imb?cillit? tout l’effet du concert ?tait manqu?. Christophe avait un profond sentiment de la justice: il alla bouder dans un coin; il associait dans son m?pris son p?re, la princesse, le monde entier. Il fut bless? aussi de ce que les voisins venaient f?liciter ses parents et rire avec eux, comme si c’?taient ses parents qui avaient jou? les morceaux, et comme s’il ?tait leur chose ? tous.

Sur ces entrefaites, un domestique de la cour apporta de la part du grand-duc une belle montre en or, et de la part de la jeune princesse une bo?te d’excellents bonbons. L’un et l’autre cadeau faisaient grand plaisir ? Christophe; il ne savait trop lequel lui en faisait le plus; mais il ?tait de si m?chante humeur qu’il n’en voulait pas convenir; et il continuait de bouder, louchant vers les bonbons, et se demandant s’il conviendrait d’accepter les dons d’une personne qui avait trahi sa confiance. Comme il ?tait sur le point de c?der, son p?re voulut qu’il se m?t sur-le-champ ? la table de travail, et qu’il ?criv?t sous sa dict?e une lettre de remerc?ments. C’?tait trop, ? la fin! Soit ?nervement de la journ?e, soit honte instinctive de commencer sa lettre, comme le voulait Melchior, par ces mots:

«Le petit valet et musicien – Knecht und Musicus – de Votre Altesse…»

il fondit en larmes, et l’on n’en put rien tirer. Le domestique attendait, goguenard. Melchior dut ?crire la lettre. Cela ne le rendit pas plus indulgent pour Christophe. Pour comble de malheur, l’enfant laissa tomber sa montre, qui se brisa. Une gr?le d’injures s’abattit sur lui. Melchior cria qu’il serait priv? de dessert. Christophe dit rageusement que c’?tait ce qu’il voulait. Pour le punir, Louisa annon?a qu’elle commen?ait par lui confisquer ses bonbons. Christophe, exasp?r?, dit qu’elle n’en avait pas le droit, que le sac ?tait ? lui, ? lui, et ? personne autre: personne ne le prendrait! Il re?ut une gifle, eut un acc?s de fureur, et, arrachant le sac des mains de sa m?re, il le jeta par terre en tr?pignant dessus. Il fut fouett?, emport? dans sa chambre, d?shabill?, et mis au lit.

Le soir, il entendit ses parents manger avec des amis le d?ner magnifique, pr?par? depuis huit jours, en l’honneur du concert. Il faillit mourir de rage sur son oreiller, d’une telle injustice. Les autres riaient tr?s haut et choquaient leurs verres. On avait dit aux invit?s que le petit ?tait fatigu?; et nul ne s’inqui?ta de lui. Seulement, apr?s d?ner, alors que les convives allaient se s?parer, un pas tra?nant se glissa dans sa chambre, et le vieux Jean-Michel se pencha sur son lit, l’embrassa avec ?motion, en lui disant: «Mon bon petit Christophe!…» Puis, comme s’il avait honte, il s’esquiva, sans rien dire de plus, apr?s lui avoir gliss? quelques friandises qu’il cachait dans sa poche.

Cela fut doux ? Christophe. Mais il ?tait si las de toutes les ?motions de la journ?e qu’il n’eut m?me pas la force de toucher aux bonnes choses que grand-p?re lui avait donn?es. Il ?tait bris? de fatigue, et s’endormit presque aussit?t.

Son sommeil ?tait saccad?. Il avait de brusques d?tentes nerveuses, comme des d?charges ?lectriques, qui lui secouaient le corps. Une musique sauvage le poursuivait en r?ve. Dans la nuit, il s’?veilla. L’ouverture de Beethoven entendue au concert grondait ? son oreille. Elle remplissait la chambre de son souffle haletant. Il se souleva sur son lit et se frotta les yeux, se demandant s’il dormait… Non, il ne dormait pas. Il la reconnaissait. Il reconnaissait ces hurlements de col?re, ces aboiements enrag?s, il entendait les battements de ce c?ur forcen? qui saute dans la poitrine, ce sang tumultueux, il sentait sur sa face ces coups de vent fr?n?tiques, qui cinglent et qui broient, et qui s’arr?tent soudain, bris?s par une volont? d’Hercule. Cette ?me gigantesque entrait en lui, distendait ses membres et son ?me, et leur donnait des proportions colossales. Il marchait sur le monde. Il ?tait une montagne, des orages soufflaient en lui. Des orages de fureur! Des orages de douleur!… Ah! quelle douleur!… Mais cela ne faisait rien! Il se sentait si fort!… Souffrir! souffrir encore!… Ah! que c’est bon d’?tre fort! Que c’est bon de souffrir, quand on est fort!…

Il rit. Son rire r?sonna dans le silence de la nuit. Son p?re se r?veilla, et cria:

– Qui est l??

La m?re chuchota:

– Chut! c’est l’enfant qui r?ve!

Ils se turent tous trois. Tout se tut autour d’eux. La musique disparut. Et l’on n’entendit plus que le souffle ?gal des ?tres endormis dans la chambre, compagnons de mis?re, attach?s c?te ? c?te sur la barque fragile, qu’une force vertigineuse emporte dans la Nuit.

23
{"b":"37168","o":1}