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Vous avez aussi exprimé le désir d'avoir son portrait; avec le temps je parviendrai peut-être à faire venir celui qui a été fait en Allemagne en 1843 et que j'ai vu en Russie. Il est assez ressemblant. En attendant, pour vous donner une idée des traits de Bakounine, je vous recommande les vieux portraits de Spinoza, qu'on trouve dans quelques éditions allemandes de ses écrits; il y a beaucoup de ressemblance entre ces deux têtes.

Michel Bakounine est maintenant âgé de 37 à 38 ans.

Il est né d'une vieille famille aristocratique et dans une position également éloignée d'une grande richesse et d'une indigence gênante. C'est le milieu dans lequel il y a le plus de lumière et de mouvement en Russie. Pour vous donner, Monsieur, une idée de ce qui s'agite et fermente au fond de ces familles» si tranquilles à la surface, il me suffira d'énumérer le sort des oncles de Bakounine, des Mouravioff, auxquels il ressemblait beaucoup par sa haute taille un peu voûtée, par ses yeux bleu-clair, par son front large et carré, et même par sa bouche assez grande.

Une seule génération de la famille des Mouravioff donna trois individus magnifiques à l'insurrection du 14 décembre (deux étaient parmi les membres les plus influents; l'un fut pendu par Nicolas, l'autre périt en Sibérie), un bourreau aux Polonais, un procureur général au Saint-Synode et, enfin, une épouse à l'un des ministres de S. M.

On peut se figurer l'harmonie et l'unité qui régnent dans des familles composées d'éléments aussi hétérogènes.

Michel Mouravioff, le gouverneur militaire de Vilna, aimait à répéter: «Je n'appartiens pas aux Mouravioff que l'on pend, mais à ceux qui font pendre».

Bakounine a passé son enfance dans la maison paternelle, à Tver, et près de cette ville dans les possessions seigneuriales de son père. Celui-ci qui passait pour un homme d'esprit et même pour un vieux conspirateur du temps d'Alexandre, ne l'aimait pas trop et se débarrassa de lui, dès qu'il l'a pu. 11 le plaça dans une école d'artillerie à Pétersbourg.

Les écoles militaires en Russie sont atroces, c'est là que l'on forme, sous les yeux mêmes de l'empereur, les officiers pour son armée. C'est là qu'on «brise l'âme» aux enfants et qu'on les dresse à l'obéissance passive. L'esprit vigoureux et le corps robuste de Bakounine passèrent heureusement à travers cette rude épreuve. Il finit ses études et fut admis au service, comme officier d'artillerie. Son père voulant l'éloigner, fit, par l'intermédiaire des généraux avec lesquels il était lié, passer son fils de Pétersbourg dans un parc cantonné dans le triste pays de la

Russie Blanche.

Le jeune homme dépérissait dans cette existence ennuyeuse; il devint triste, mélancolique, au point que ses supérieurs commençaient à avoir des craintes sérieuses sur l'état de sa santé, et grâce à cela, on ne s'opposa pas, lorsqu'une année plus tard il donna sa démission. Libre du service, contre le désir de son Père, sans liaisons, sans appui, sans argent, il vint à Moscou. C'était en 1836. Il était comme perdu dans cette ville qui lui était inconnue; il cherchait à donner des leçons de mathématiques, seule science qu'il connaissait un peu, et n'en trouvait pas. Heureusement, quelque temps après, on le présenta à une dame que toute la jeunesse littéraire d'alors aimait et estimait beaucoup, à Mme C. Lévachoff (on peut bien nommer cette sainte femme; il y a plus de dix ans qu'elle n'existe plus). C'était une de ces existences pures, dévouées, pleines de sympathies éle, vées et de chaleur d'âme, qui font rayonner autour d'elles l'amour et l'amitié, qui réchauffent et consolent tout ce qui s'approche d'elles. Dans les salons de Mme Lévachoff on rencontrait les hommes les plus éminents de la Russie, Pouchkine, Michel Orloff (non le ministre de la police, mais son frère, le conspirateur), enfin, Tchaadaïeff, son ami le plus intime et qui lui a adressé ses célèbres lettres sur la Russie.

Mme Lévachoff devina par cette intuition sagace, particulière aux femmes douées d'un grand cœur, la forte trempe du caractère et les facultés extraordinaires de l'ex-artilleur. Elle l'introduisit dans le cercle de ses amis. C'est alors qu'il rencontra Stankévitch et Bélinnski, avec lesquels il se lia intimement.

Stankévitch[75] le poussa à l'étude de la philosophie. La rapidité avec laquelle Bakounine, qui ne connaissait alors que très peu la langue allemande, s'assimilait les idées de Kant et de Hegel et se rendait maître et de la méthode dialectique, et du contenu spéculatif de leurs écrits, a été étonnante. Deux années après son arrivée à Moscou, ses amis étaient tellement devancés par lui, qu'ils s'adressaient ordinairement à lui, lorsqu'ils trouvaient quelques difficultés. Bakounine avait un don magnifique pour développer les thèses les plus abstraites, avec une lucidité qui les mettait à la portée de chacun et sans rien perdre de leur profondeur idéaliste. C'est précisément le rôle que je prétends être celui qui est dévolu au génie slave par rapport à la philosophie; nous avons de grandes sympathies pour la spéculation allemande, mais nous aspirons encore plus vers la clarté française.

Bakounine pouvait parler des heures entières, disputer depuis le soir jusqu'au matin sans se fatiguer, sans perdre ni le fil dialectique de l'entretien, ni Г ardeur de la persuasion. Et il était toujours prêt à commenter, éclaircir, répéter, sans le moindre dogmatisme. Cet homme était né missionnaire, propagandiste, prêtre. L'indépendance, l'autonomie de la raison, telle était sa bannière alors, et, pour émanciper la pensée, 1 faisait la guerre à la religion, la guerre à toutes les autorités. Et comme chez lui l'ardeur de la propagande s'alliait à un très grand courage personnel, on pouvait dès lors prévoir que, dans e époque telle que la nôtre, il deviendrait un révolutionnaire fougueux, ardent, héroïque. Toute, son existence n'était qu'une œuvre de propagande. Moine de l'église militante de la révolution, il allait par le monde prêchant la négation du christianisme, l'approche du dernier jugement de ce monde féodal et bourgeois, prêchant le socialisme à tous et la réconciliation aux Russes et aux Polonais. Il n'avait pas d'autre vocation dans sa vie, ni d'autre intérêt; il était complètement indifférent aux conditions extérieures de son existence.

Quittant sa patrie, Bakounine ne s'est jamais soucié de ce qu'il abandonnait son héritage. Il n'a jamais pensé comment il ferait pour dîner le lendemain. Avait-il un peu d'argent – il le dépensait, sans compter, follement; il le donnait à d'autres. N'en avait-il pas? Cela n'abattait pas son courage, il en riait avec ses amis, il savait réduire sa vie à presque rien, il se refusait tout, et non seulement il ne s'en plaignait pas beaucoup, mais en effet il souffrait moins que les autres, il acceptait le manque d'argent, comme une maladie.

Il était jeune, beau, il aimait faire des prosélytes parmi les femmes, beaucoup étaient enthousiasmées de lui, et pourtant aucune femme n'a joué un grand rôle dans la vie de cet ascète révolutionnaire; son amour, sa passion étaient aillieurs.

J'ai fait la connaissance de Bakounine en 1839. Je revenais alors à Moscou d'un premier exil et commençais à travailler dans des écrits périodiques, dirigés par Bélinnski, ami intime de Bakounine. Nous passâmes ensemble une année. Bakounine me poussait de plus en plus dans l'étude de Hegel, je tâchais d'importer plus d'éléments révolutionnaires dans sa science austère.

L'automne de 1840 Bakounine quitta la Russie; il se rendit a Berlin pour terminer ses études. Seul de ses amis, j'allais le reconduire jusqu'à Gronstadt. A peine le bateau à vapeur fut-il sorti de la Neva, qu'un de ces ouragans baltiques, accompagnes de torrents d'une pluie froide, se déchaîna contre nous.

Force fut au capitaine de retourner. Ce retour fit une impression extrêmement pénible sur nous deux. Bakounine regardait tristement comment le rivage de Pétersbourg, qu'il pensait avoir quitté pour des années, s'approchait de nouveau avec ses quais parsemés de sinistres figures de soldats, de douaniers d'officiers de police et de mouchards, grelottant sous leurs parapluies usés.

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J'ai parlé de ce jeune homme remarquable, mort en Italie,dans Шаbrochure: Sur les idées révolutionnaires en Russie, pages 30–31.

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