Il tira sur la laisse de Shutzi, et ils poursuivirent leur chemin.
Cinq minutes plus tard, il prit le virage à son tour, pour trouver trois des motards debout autour d’un panneau indicateur abattu, victime de la tempête. Le quatrième, un grand gaillard à la visière impénétrable, était resté sur sa monture.
R. R Tyler jaugea la situation et sauta prestement sur la conclusion. Ces vandales – il avait vu juste, évidemment – étaient venus à la campagne pour saccager le Monument aux Morts et renverser les panneaux indicateurs.
Il se préparait à avancer sur eux avec toute la sévérité requise, quand il réalisa qu’ils avaient l’avantage du nombre, quatre contre un, qu’ils étaient plus grands que lui, et qu’il s’agissait sans le moindre doute possible de dangereux psychopathes. Dans le monde de R. R Tyler, seuls les dangereux psychopathes faisaient de la moto.
Aussi redressa-t-il le menton et entreprit-il de les dépasser d’un pas raide, apparemment sans remarquer leur présence, composant une lettre dans sa tête tout du long (Messieurs, J’ai constaté ce soir avec consternation qu’un grand nombre de blousons noirs en moto infestaient Notre Beau Village. Pourquoi, mais pourquoi notre gouvernement ne fiait-il donc rien pour réprimer cette épidémie quic).
« Salut », lança un des motards, relevant sa visière pour dévoiler un visage mince et une fine barbe noire soigneusement taillée. « On est comme qui dirait perdus.
— Ah, répondit R.P. Tyler avec désapprobation.
— Le panneau indicateur a dû être soufflé par la tempête.
— Oui, en effet, je suppose. » R.P. Tyler constata avec surprise qu’il commençait à avoir faim.
« Oui. Bref, nous faisions route vers Lower Tadfield. »
Un sourcil zélé se souleva. « Vous êtes américains. Vous faites partie de la base aérienne, je présume. » (Messieurs, lorsque j’ai accompli mon Service National, j’ai fait honneur à mon pays. Je constate avec dégoût et consternation que les aviateurs de la base aérienne de Tadfield parcourent nos nobles campagnes vêtus comme de vulgaires voyous. Quoique j’apprécie à sa juste valeur leur rôle éminent chaque fois qu’il est nécessaire de défendre la liberté du monde occidentalc)
Puis son amour des directives l’emporta. « Redescendez par cette route sur un kilomètre, ensuite prenez la première à gauche, elle est dans un état lamentable, je le crains, j’ai écrit lettre sur lettre au conseil municipal à ce sujet, êtes-vous au service de vos administrés, ou bien est-ce l’inverse ? leur ai-je demandé, après tout, qui paie vos salaires ? Ensuite, deuxième à droite, sauf que ce n’est pas à droite exactement, c’est à gauche, mais vous allez voir, la route finit par s’infléchir vers la droite, la pancarte indique Porrit’s Lane, mais ce n’est pas Porrit’s Lane, évidemment, si vous consultez une carte d’état-major, vous constaterez que c’est simplement l’extrémité est de Forest Hill Lane, vous aboutirez dans le village, ensuite, vous dépassez le Taureau et le Violon– c’est un débit de boissons – et après, quand vous arrivez à l’église (j’ai signalé aux gens qui s’occupent des cartes d’état-major que c’est une église dotée d’une flèche, et non d’un clocher, d’ailleurs j’ai écrit en ce sens à l' Échode Tadfield, pour leur suggérer de lancer une campagne locale afin de faire rectifier les cartes, et j’ai bon espoir : dès que ces gens verront à qui ils ont affaire, nous allons les voir battre précipitamment en retraite) ensuite, vous trouvez un carrefour, que vous traverserez tout droit, jusqu’à un deuxième carrefour, là, soit vous prenez la branche de gauche, soit vous continuez tout droit, mais dans les deux cas, vous atteindrez la base aérienne (encore que le trajet par la route de gauche constitue un raccourci qui vous fait économiser presque deux cents mètres). Vous ne pouvez pas vous tromper. »
Famine lui jeta un œil vitreux. « Jec euh, je ne suis pas certain d’avoir tout retenuc » commença-t-il.
Moi si. Allons-y.
Shutzi poussa un bref jappement et alla se réfugier derrière R.P. Tyler, où il demeura, tout tremblant.
Les étrangers remontèrent en selle. Celui qui était vêtu de blanc (un hippie, il en avait bien l’allure, se dit R.P. Tyler) laissa choir un paquet de chips vide sur l’herbe du bas-côté.
« Excusez-moi ! aboya Tyler. Ce paquet de chips est à vous ?
— Oh, non, pas seulement, répondit le jeune homme. Il appartient à tout le monde. »
R.P. Tyler se redressa de toute sa taille 51 . « Mon jeune ami, quelle serait votre réaction si je venais chez vous et que je renversais des détritus partout ? »
Pollution sourit d’un air rêveur. « Je serais ravi, absolument ravi, souffla-t-il. Oh, ce serait vraiment merveilleux. »
Sous sa moto, une flaque d’huile étala un arc-en-ciel sur la route humide.
Les moteurs grondèrent.
« Il y a quelque chose que je n’ai pas compris, demanda Guerre. Pourquoi faut-il faire un virage à 180‹en face de l’église ? »
Contentez-vous de me suivre, dit le plus grand, qui ouvrait la route. Et le quatuor s’en fut de conserve.
R.P. Tyler les regarda s’éloigner, jusqu’à ce que son attention soit attirée par un clacclacclacsoutenu. Il se retourna. Quatre silhouettes à bicyclette le dépassèrent à vive allure, suivies de près par la forme galopante d’un petit chien.
« Hé, vous là ! Arrêtez ! » s’écria R.P. Tyler.
Les Eux freinèrent net et orientèrent leurs regards vers lui.
« Je savais que c’était vous, Adam Young, ainsi que votre petitec humpf, cabale. Et, si je puis me permettre, que font des enfants dehors à cette heure avancée ? Vos pères savent-ils que vous n’êtes pas encore rentrés ? »
Le chef du peloton lui fit face. « Je vois pas comment vous pouvez dire qu’il est tard, dit-il. I’m’semble, i’m’semble que si le soleil est pas encore couché, alors il est pas tard.
— L’heure de vous coucher, vous, est passée, en tout cas, leur annonça R.P. Tyler, et je vous prie de ne pas me tirer la langue, jeune fille », cette remarque à l’adresse de Pepper, « si vous ne tenez pas à ce que j’écrive à madame votre mère pour l’informer de l’état lamentable et peu féminin des manières de sa progéniture.
— Euh, pardon, m’sieur », rétorqua-Adam, irrité, « mais Pepper vous regardait, c’est tout. Chavais pas qu’y a des lois qui interdisent de regarder. »
Il y eut du remue-ménage sur l’herbe de l’accotement. Shutzi, caniche nain particulièrement raffiné, comme en possèdent les gens qui n’ont jamais trouvé suffisamment de place dans leurs comptes domestiques pour ouvrir une rubrique ”enfants”, devait affronter les menaces de Toutou.
« Mon jeune monsieur Young, ordonna R. R Tyler, veuillez éloigner votrec votre cabot de Shutzi. » Tyler n’avait aucune confiance en Toutou. La première fois qu’il l’avait rencontrée, quatre jours plus tôt, la bête avait grogné et ses yeux avaient brillé d’une lueur rouge. Ce spectacle avait incité Tyler à entamer une lettre qui signalait que Toutou était vraisemblablement enragé, et représentait un danger évident pour la communauté, qu’il fallait s’en défaire pour le Bien Général. C’est alors que son épouse lui avait rappelé que les lueurs rouges dans les yeux n’étaient pas des symptômes de rage, ni d’ailleurs de rien du tout, en dehors de ces films qu’aucun des époux Tyler n’aurait jamais songé à regarder de son plein gré, mais sur lesquels ils savaient tout ce qu’ils voulaient savoir, merci bien.
Adam parut stupéfait « Toutouest pas un cabot. Toutou est un chien remarquable. Il est très malin. Toutou,veux-tu bien descendre tout de suite de l’horrible caniche de M r Tyler. »
Toutou l’ignora. Il avait pas mal de retard à rattraper à la rubrique Chien.
« Toutou »,répéta Adam d’une voix inquiétante. Le chien regagna le vélo de son maître, la queue basse.
« Je ne crois pas que vous ayez répondu à ma question. Où allez-vous, tous les quatre ?