La voiture s’arrêta avec une secousse.
La base aérienne semblait avoir subi des dégâts. Plusieurs gros arbres s’étaient abattus à proximité de l’entrée, et des hommes tentaient de les dégager avec une pelleteuse. Le garde en faction les observait sans passion, mais il se retourna à moitié et lança un regard froid en direction de la voiture.
« Bon, décida Newt. Choisis une carte. »
3001. À l’avers du nid de l’Aigle eftoit chu le grandz frefne.
« C’est tout ?
— Oui. Nous avions toujours cru que c’était une référence à la révolution d’Octobre. Continue sur ce chemin et tourne à gauche. »
Le tournant les mena sur une petite route étroite, que longeait sur la gauche la clôture grillagée de la base.
« Et maintenant, range-toi ici. Il y a souvent des voitures dans le coin, personne n’y fait attention, expliqua Anathème.
— Où est-ce qu’on est ?
— C’est le rendez-vous local des amoureux.
— Voilà donc pourquoi le sol semble moquetté de caoutchouc. »
Ils suivirent la route ombragée d’arbres sur une centaine de mètres jusqu’au frêne. Agnès avait eu raison. Il était très grand. Il était tombé sur la barrière.
Un garde, assis dessus, fumait une cigarette. C’était un Noir. Newt culpabilisait toujours en présence de Noirs américains, redoutant qu’on ne le blâme pour deux cents ans d’esclavagisme.
L’homme se redressa à leur approche, puis reprit une posture plus détendue.
« Oh, salut, Anathème, lança-t-il.
— Salut, George. Sacrée tempête, non ?
— C’est sûr. »
Ils continuèrent leur route. Il les regarda jusqu’à ce qu’ils aient disparu.
« Tu le connais ? demanda Newt avec une nonchalance de commande.
— Oh, oui. De temps en temps, on en voit quelques-uns au pub local. Ils sont sympas, et toujours très propres.
— Est-ce qu’il nous tirerait dessus si on entrait tout simplement ?
— Il pointerait sûrement son arme sur nous avec un air menaçant, admit Anathème.
— Ça me suffit amplement. Alors, tu suggères quoi ?
— Eh bien, Agnès a dû voir venir quelque chose. Alors, je propose que nous attendions, il ne fait plus aussi mauvais, maintenant que le vent est tombé.
— Oh. » Newt regarda les nuages s’amasser sur l’horizon. « Cette brave vieille Agnès ! »
Adam pédalait sur la route à un train soutenu, Toutou galopant derrière lui, en tentant à l’occasion de lui mordre le pneu, par pure exaltation.
Avec un bruit de crécelle, Pepper jaillit de chez elle. On reconnaissait sans peine son vélo. Elle croyait l’avoir amélioré par l’adjonction d’un bout de carton habilement maintenu au contact des rayons par une pince à linge. Les chats avaient appris à entamer les procédures d’esquive deux pâtés de maisons avant qu’elle n’arrive.
« Je pense qu’on pourrait couper par Drovers Lane et remonter par les bois de Roundhead, suggéra Pepper.
— C’est plein de boue, répondit Adam.
— C'est vrai, reconnut Pepper, nerveuse. Ça devient vite boueux là-haut. On devrait passer par la carrière. Avec la craie, c’est toujours sec, par là-bas. Et ensuite, on remonte par le centre de retraitement. »
Brian et Wensleydale vinrent prendre place derrière eux. Wensleydale avait une bicyclette noire, luisante et très sérieuse. Celle de Brian avait sans doute été blanche, autrefois, mais sa couleur s’était perdue sous une épaisse couche de boue.
« C’est idiot d’appeler ça une base militaire, fit Pepper. J’y suis allée pour la journée portes ouvertes, et y avait ni canons, ni missiles, ni rien. Rien que des boutons et des cadrans et des fanfares qui jouaient.
— Oui, répondit Adam.
— C’est pas très militaire, les boutons et les cadrans, poursuivit Pepper.
— Oh, chais pas, fit Adam. C’est incroyable tout ce qu’on fait avec des boutons et des cadrans.
— J’ai eu un jeu à Noël, renchérit Wensleydale. Rien que des pièces électriques. Y avait aussi des boutons et des cadrans. On pouvait fabriquer une radio ou une machine qui fait bip.
— Chais pas, rumina Adam. Je pensais davantage à des gens qui se connectent sur le réseau mondial militaire de communications pour dire à tous les ordinateurs et aux trucs comme ça de commencer à se faire la guerre.
— Ouais, s’extasia Brian. Ça serait méchammentcool.
— Ça se discute », répondit Adam.
La charge de Président de l’Association des Résidants de Lower Tadfield a sa grandeur et sa solitude.
R.P. Tyler, trapu, dodu, content de lui, descendait une route de campagne d’un pas lourd, accompagné par Shutzi, le caniche nain de son épouse. R.P. Tyler connaissait la différence entre le Bien et le Mal ; sa conception de la moralité ne souffrait pas l’existence de gris nuancés. Mais être dépositaire d’un tel savoir ne lui suffisait cependant pas. Il se sentait tenu de s’en faire, l’écho de par le monde.
Les tribunes, les épigrammes polémiques, les pamphlets, rien de tout cela ne convenait à R.P. Tyler. Son forum d’élection était le courrier des lecteurs de l' Échode Tadfield. Si l’arbre d’un voisin avait l’outrecuidance de perdre ses feuilles dans le jardin de R.P. Tyler, alors R.P. Tyler commençait par balayer toutes les feuilles, les plaçait dans des boîtes qu’il déposait sur le pas de la porte du voisin, accompagnées d’un mot sévère. Ensuite, il écrivait une lettre à l' Échode Tadfield. S’il repérait des adolescents assis sur le pré communal, en train d’écouter de la musique sur leurs radiocassettes et de s’amuser, il se chargeait de leur démontrer les errements de leur conduite. Et une fois qu’il avait fui leurs quolibets, il rédigeait pour l' Échode Tadfield une lettre portant sur le Déclin de la Moralité et la Jeunesse Actuelle.
Depuis sa retraite, l’an passé, les lettres s’étaient tellement multipliées que même l' Échode Tadfield ne parvenait plus à les publier toutes. D'ailleurs, la lettre qu’avait entamée R.P. Tyler avant de sortir pour effectuer sa promenade vespérale commençait ainsi :
Messieurs,
Je constate avec consternation que, de nos jours, les journaux se sentent dégagés de leurs obligations envers nous, leurs lecteurs, les gens qui paient leurs salairesc
Il inspecta les branches tombées qui encombraient l’étroite route vicinale. Je suppose, se disait-il, que personne ne songe au coût des réparations, quand on nous expédie ces tempêtes. Le conseil paroissial va devoir payer la facture pour dégager tout cela. Et c’est nous,les contribuables, qui payons leurs salairesc
Dans sa pensée, le ondésignait les présentateurs météo de Radio 4 50 , que R. R Tyler rendait responsables du temps.
Shutzi s’arrêta pour lever la patte contre un hêtre qui bordait la route.
R. R Tyler détourna les yeux, gêné. Certes, l’unique raison de cette promenade vespérale était de permettre au chien de se soulager, mais Tyler aurait préféré être pendu plutôt que de se l’avouer. Il leva les yeux vers les nuées d’orage. Elles étaient amassées en altitude, en tours vertigineuses de gris et de noirs troubles. Ce n’étaient pas seulement les langues dansantes des éclairs qui bifurquaient en leur sein comme pour la première séquence d’un film de Frankenstein ; c’était leur façon de s’interrompre net en atteignant les limites de Lower Tadfield. Et en leur centre résidait une tache ronde : le jour. Mais la lumière était étirée et jaune, comme un sourire forcé.
Il régnait un tel calme.
On entendit un grondement sourd.
Le long de la route de campagne arrivaient quatre motos. Elles dépassèrent R. R Tyler à vive allure et prirent le virage, dérangeant un faisan qui traversa la petite route en vrombissant, selon une parabole nerveuse de roux et de vert.
« Vandales ! » leur lança R. R Tyler.
La campagne n’était pas faite pour des gens comme eux. Elle était faite pour des gens comme lui.