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Mais c’est alors que quelque chose s’extirpa du combiné. Quelque chose de très gros et de très mécontent.

Ça ressemblait à un asticot. Un asticot énorme, furieux, composé de milliers et de milliers de tout petits asticots, qui se tordaient et mugissaient, des millions de petites gueules d’asticots qui s’ouvraient pour hurler au comble de la rage, et chacune d’elles clamait : « Rampa. »

Il arrêta de hurler. Dodelina de la tête comme un aveugle, parut examiner l’endroit où il se trouvait.

Puis il craqua.

La créature se fragmenta en centaines de milliers de vers gris qui se tortillaient. Ils se répandirent sur la moquette, escaladèrent les bureaux, recouvrirent Lisa Morrow et ses neuf collègues ; ils envahirent leur bouche, leurs narines, leurs poumons ; ils s’enfouirent dans leur chair, dans leurs yeux, dans leurs cerveaux et dans les lampes, se reproduisant tout du long à un rythme effréné, emplissant la pièce d’une montagne de chair torturée et de liquides visqueux. L’ensemble commença à converger en une masse unique, à se coaguler en une seule entité prodigieuse qui occupait la pièce du sol au plafond, et palpitait doucement.

Une bouche s’ouvrit dans l’amas charnel, des filaments humides et gluants collés à chacune de ce qui n’était pas complètement des lèvres, et Hastur dit :

« Ah, ça va mieux. »

Passer une demi-heure prisonnier d’un répondeur téléphonique avec le message d’Aziraphale pour toute compagnie n’avait pas amélioré son humeur.

Pas plus que la perspective de faire son rapport aux Enfers, et de devoir expliquer la raison de son absence depuis une demi-heure et, plus grave, de l’absence de Rampa à ses côtés.

L’enfer n’avait pas un amour immodéré pour les ratages.

Voyons le côté positif de la situation, cependant : il connaissait au moins la teneur du message d’Aziraphale. Au prix de cette information, il pourrait probablement négocier une prolongation d’existence.

Et de toute façon, se dit-il, s’il devait affronter la vraisemblable colère du Conseil des Ténèbres, au moins, ce ne serait pas avec le ventre creux.

La pièce s’emplit d’une fumée épaisse et sulfureuse. Quand elle se dissipa, Hastur avait disparu. Il ne restait dans la pièce que dix squelettes, parfaitement curés de toute viande, et quelques flaques de plastique fondu avec, çà et là, un fragment de métal brillant qui avait jadis pu faire partie d’un téléphone. Décidément, un poste d’assistante en orthodontie aurait été infiniment préférable.

Mais, voyons le bon côté des choses : tout cela prouve que le mal contient les germes de sa propre destruction. À l’instant même, à travers tout le pays, des gens, que le fait de sortir de leur bain ou d’entendre leur nom écorché aurait mis un peu plus de mauvaise humeur, se sentaient en fait sereins, en paix avec le monde. Conséquence directe de ce qu’avait fait Hastur, une vague à légère teneur en béatitude commença à se répandre de façon exponentielle dans la population, et des millions de gens qui auraient fini par subir de légers bleus à lame n’en souffrirent pas. Tout était donc pour le mieux.

On n’aurait pas reconnu la voiture. On y trouvait difficilement un centimètre carré d’intact. Les deux phares avant étaient fracassés. Les enjoliveurs avaient disparu depuis longtemps. Elle ressemblait à un vétéran d’une centaine de courses de stock-cars.

Les trottoirs avaient été un moment difficile. Les passages souterrains pour piétons avaient été encore plus pénibles. Mais le pire avait été la traversée de la Tamise. Enfin, heureusement, Rampa avait eu la prévoyance de remonter les vitres.

Mais il était arrivé jusqu’ici.

Encore quelques centaines de mètres, et il serait sur la M40 : la route de l’Oxfonlshire était quasiment dégagée, désormais. Il ne restait qu’un problème : une nouvelle fois, la M25 séparait Rampa d’une issue dégagée. Un ruban luisant, un hurlement de douleur et de lumière noire 47 . Odégra.Rien ne pouvait espérer survivre à sa traversée.

Rien de mortel, certainement. Et Rampa n’était pas sûr de ce que serait son effet sur un démon. Il n’en mourrait pas, mais ce ne serait pas une partie de plaisir.

En face de Rampa, la police barrait l’accès au pont sur l’autoroute. Des carcasses calcinées – quelques-unes brûlaient encore – témoignaient du destin des précédentes voitures qui avaient dû traverser le pont au-dessus de la route de ténèbres.

Les policiers n’avaient pas l’air contents.

Rampa repassa en seconde, et écrasa l’accélérateur.

Il franchit le barrage à cent à l’heure. Ça, c’était la partie facile.

On a enregistré des cas de combustion spontanée de personnes partout dans le monde. Au départ, quelqu’un est tout heureux de faire avancer sa petite existence ; à l’arrivée, il n’y a plus qu’une triste photo d’un petit tas de cendres, et d’un pied ou d’une main mystérieusement intacts qui paraissent bien seuls. Les affaires de combustion spontanée de voitures sont moins bien documentées.

Les chiffres des statistiques étaient mal connus, mais ils venaient de progresser d’une unité.

Les sièges en cuir commencèrent à fumer. Les yeux toujours rivés devant lui, Rampa tâtonna de la main gauche sur la place du mort, en quête des Belles et bonnes prophéties d’Agnès Barge,et il plaça le livre en sécurité sur ses genoux. Il regrettait qu’elle n’ait pas annoncé dans ses prophéties 48 ce qui se passait.

Puis les flammes engloutirent la voiture.

De l’autre côté du pont, un second barrage de police veillait à empêcher le passage des voitures qui tentaient de regagner Londres. Ils riaient encore d’une nouvelle qu’ils venaient d’entendre à la radio : une patrouille à moto avait arrêté une voiture de police volée, pour découvrir qu’elle était pilotée par une pieuvre.

Certains policiers croiraient n’importe quel bobard. Pas la police métropolitaine. La Met était la police la plus solide, la plus cyniquement pragmatique, la plus résolument terre à terre de Grande-Bretagne.

Il en fallait beaucoup pour surprendre un flic de la Met.

Par exemple, une énorme voiture défoncée, quasiment réduite à l’état de boule de feu, d’épave infernale de métal ardent, rugissant et tordu, conduite par un dément grimaçant, affublé de lunettes noires, assis au cœur du brasier, laissant derrière lui un sillage de fumée noire et fonçant droit sur eux à cent trente à l’heure, sous la pluie diluvienne et les rafales de vent.

Alors ça, oui. Ça marchait à tous les coups.

La carrière était l’œil paisible d’un monde en proie au cyclone.

Le tonnerre ne se contentait pas de gronder dans les cieux, il les déchirait littéralement.

« J’ai d’autres copains qui arrivent, répéta Adam. Ils seront bientôt là, et on pourra commencer. »

Toutou se mit à hurler à la mort. Ce n’étaient plus les vociférations de sirène du loup solitaire, mais les hululements bizarres d’un petit chien qui a de gros ennuis.

Pepper, assise, contemplait ses genoux.

Elle semblait avoir quelque chose en tête.

Finalement, elle leva la tête et regarda Adam au fond de ses yeux gris et vides.

« Et toi, Adam, ça sera quoi, ta part ? » demanda-t-elle.

La tempête fut soudain remplacée par un silence brutal, vibrant.

« Hein ? demanda Adam.

— Ben, t’as partagé le monde, d’accord, et on va tous en avoir une partc et toi, la tienne, ça sera quoi ? »

Le silence vibra comme une harpe, d’une note aiguë et ténue.

« C’est vrai, fit Brian. T'as jamais dit ce que t’allais prendre, toi ?

— Pepper a raison, intervint Wensleydale. Je n’ai pas l’impression qu’il reste grand-chose, si on doit avoir tous ces pays. »

La bouche d’Adam s’ouvrit et se referma.

« Hein ? répéta-t-il.

— C’est quoi, ta part ? » insista Pepper.

Adam la regarda. Toutou avait arrêté de hurler et fixait son maître du regard intense et pensif des corniauds.

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