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Plus tard, quand ils l’eurent extrait de la montagne de poissons et qu’il vit les autres motards, il comprit qu’il était trop tard pour les tenir au courant de quoi que ce soit.

Voilà pourquoi ils ne figuraient pas dans cette Apocalypse de saint Jean dont Purin parlait sans cesse. Ils n’avaient jamais été plus loin que cette section de l’autoroute.

Crado bredouilla quelque chose. Le sergent de police se pencha vers lui. « N’essayez pas de parler, fiston. L’ambulance ne va pas tarder.

— ’Coûtez, croassa Crado. J’ai quéq’chose d’important à vous dire. Les Quatre Cavaliers de l’Apocalypsec c’est de vrais salauds, tous les quatre.

— Il délire, annonça le sergent.

— Tain, non ! Je suis Gens Étouffés Par Les Poissons », fit Crado avant de perdre connaissance.

Le réseau de circulation londonien est plusieurs centaines de fois plus complexe qu’on ne l’imagine.

Les influences, diaboliques ou angéliques, n’ont rien à y voir. Les raisons en sont surtout géographiques, historiques et architecturales.

Les gens ne le croiraient peut-être pas, mais le résultat final est plutôt en leur faveur.

Londres n’a jamais été conçue pour des automobiles. Réflexion faite, elle n’a pas davantage été conçue pour des humains. L’automobile est arrivée, voilà tout. Elle a créé des problèmes, et les solutions qu’on y a mises en application sont devenues de nouveaux problèmes, cinq, dix ou cent ans plus tard.

La M25 avait été la dernière solution en date : une autoroute qui, grossièrement, décrivait un cercle autour de Londres. Jusque-là, les problèmes étaient restés à un niveau élémentaire : elle était dépassée avant qu’on ait fini de la construire, ses embouteillages einsteiniens évoluaient en débouteillagesc ce genre de choses, quoi.

Son problème actuel, c’est qu’elle n’existait pas ; pas dans les termes spatiaux dont les humains ont l’habitude, en tout cas. L’embouteillage de véhicules qui ne s’en doutaient pas, ou qui tentaient de quitter Londres par d’autres issues, s’étirait jusqu’au centre-ville, en provenance de toutes les directions. Pour la première fois de son existence, Londres était totalement paralysée. La ville était devenue un unique et titanesque embouteillage.

Les automobiles offrent en théorie un moyen d’une rapidité fantastique pour se déplacer d’un point à un autre. De leur côté, les embouteillages sont une occasion fabuleuse de rester immobile. Sous la pluie, dans un demi-jour, pendant qu’autour de vous, le volume et l’exaspération de la symphonie discordante de klaxons s’exacerbent sans cesse.

Rampa commençait à en avoir marre.

Il avait profité de l’occasion pour relire les notes d’Aziraphale, pour parcourir quelques-unes des prophéties d’Agnès Barge et pour réfléchir sérieusement.

On pouvait ainsi résumer ses conclusions :

1) L’Apocalypse était en route.

2) Rampa ne pouvait rien faire pour l’empêcher.

3) Tout allait se passer à Tadfield. Ou au moins, y commencer. Après, ça se produirait partout.

4) Rampa figurait désormais sur la liste noire des Enfers 46 .

5) Aziraphale – pour autant qu'on peut le supputer - ne faisait plus partie des termes de l’équation.

6) Tout n’était que noirceur, désespoir et épouvante. Il n’y avait aucune lueur au bout du tunnel – ou s’il y en avait une, c’étaient les phares d’un train qui arrivait.

7) Il valait probablement mieux se trouver un bon petit restaurant où il pourrait prendre une cuite intégrale et carabinée en attendant que le monde arrive à son terme.

8) Et pourtantc

Et c’est à ce point que tout volait en éclats.

Parce que, au fond de lui, Rampa était un optimiste. Si une certitude inébranlable l’avait soutenu au fil des jours les plus noirs – il songea brièvement au XIV e siècle –, c’était la conviction absolue d’en sortir triomphant ; l’univers saurait veiller sur lui.

Bon, d’accord, l’Enfer ne l’avait plus à la bonne. D'accord, la fin du monde arrivait. D'accord, la Guerre froide était terminée et la Grande Guerre commençait pour de bon. D'accord, la cote contre lui planait plus haut qu’une pleine camionnette de hippies en veine de buvard imprégné de Four Roses.Mais il restait un espoir.

Tout dépendait d’une chose : se trouver au bon endroit, au bon moment.

Le bon endroit, c’était Tadfield, il en était certain. En partie grâce au livre, en partie grâce à un sixième sens : dans sa carte mentale du monde, Tadfield palpitait comme une migraine.

Le bon moment, c’était avant la fin du monde. Il vérifia sa montre. Il lui restait deux heures pour atteindre Tadfield, même si l’écoulement normal du Temps était plutôt perturbé, désormais.

Rampa lança le livre sur le siège du passager. À situation désespérée, remèdes désespérés. Il avait préservé sa Bentley de toute rayure pendant des années.

Au diable.

Il recula brutalement, enfonça sévèrement l’avant de la R5 rouge qui le suivait, et s’engagea sur le trottoir.

Il alluma les phares pleins feux et fit beugler son klaxon.

Ainsi, les piétons devraient être avertis de son arrivée avec un délai suffisant. Et s’ils n’arrivaient pas à libérer le passagec de toute façon, le résultat serait le même dans deux heures. Peut-être. Sans doute.

« Yahou, Rintintin ! » lança Terrence Rampa, et il conduisit sans faiblir.

Il y avait six femmes et quatre hommes, et chacun disposait d’un téléphone et d’une épaisse liasse de tirages d’imprimante couverts de noms et de numéros de téléphone. En face de chaque nom, une note manuscrite précisait si la personne appelée était présente ou non, si son numéro était actuellement en service et, très important, si la personne qui avait décroché éprouvait une envie irrésistible de voir l’isolation intérieure des murs entrer dans sa vie.

En général, la réponse était non.

Les dix personnes assises là, heure après heure, usaient de charme, de suppliques ou de promesses sous leur masque de sourires. Entre chaque appel, ils mettaient leurs notes à jour, buvaient un café et s’extasiaient sur le déluge qui noyait leurs fenêtres. Ils restaient à leur poste, comme l’orchestre sur le pont du Titanic.Si on ne pouvait pas vendre des isolants par un temps pareil, on n’en vendrait jamais.

Lisa Morrow était en train de dire : « c Non, mais si vous voulez bien me laisser terminer, monsieur, et... oui, j’ai bien compris, monsieur, mais seulementc » puis, constatant qu’il lui avait raccroché au nez, elle fit : « C'est ça. Va te faire voir, gueule de morve ! »

Elle raccrocha.

« Un bain de plus pour moi », annonça-t-elle à ses collègues démarcheurs. Elle menait largement dans le concours quotidien des Gens Tirés du Bain, et il ne lui manquait plus que deux points pour remporter la coupe Coïtus Interruptus, cette semaine.

Elle composa le numéro suivant sur la liste.

Lisa n’avait jamais voulu être démarcheuse par téléphone. Par vocation, elle aurait plutôt visé un emploi d’ensorcelante célébrité internationale, mais elle avait raté son BEPC.

Si elle avait été assez studieuse pour réaliser son rêve, ou pour devenir assistante en orthodontie (son second choix de carrière), ou n’importe quoi, d’ailleurs, à part démarcheuse par téléphone dans ce bureau précis, elle aurait connu une existence plus longue et probablement plus enrichissante.

Peut-être pas beaucoup plus longue, quand on y réfléchit, puisque c’était le jour de l’Apocalypse, mais quelques heures de plus, tout de même.

En fin de compte, pour vivre plus longtemps, elle n’avait qu’une seule chose à ne pas faire : appeler le numéro qu’elle venait de composer, que sa liste, dans la grande tradition des listings de vente par correspondance obtenus en dixième main, donnait comme le domicile à Mayfair de M r TL Raupa.

Mais elle avait formé le numéro. Et elle avait patienté le temps de quatre sonneries. Et elle avait dit : « Oh, superflûte, encore un répondeur », et fait mine de raccrocher.

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