Les gens gros en achetaient. Les gens minces qui ne voulaient pas avoir de problèmes de poids en achetaient. PLATS ™était l’aliment de régime parfait – soigneusement tissé, filé, structuré et broyé pour prendre n’importe quelle apparence, des pommes de terre à la venaison, bien que le poulet enregistrât les meilleures ventes.
Sable, carré au fond de son fauteuil, avait regardé l’argent couler à flots. Il vit PLATS ™occuper petit à petit la niche écologique jusque-là dévolue aux anciens aliments, ceux qui n’étaient pas des marques déposées.
À PLATS™, il fit succéder VITCROCK™, des petites cochonneries vraiment fabriquées à partir de cochonneries – des ordures ménagères, en fait.
MENUS™ était la dernière idée géniale de Sable.
MENUS™, c’était PLATS™, additionné de sucre et de corps gras. En théorie, si on mangeait suffisamment de MENUS™, 1) on devenait obèse et 2) on mourait de malnutrition.
Ce paradoxe ravissait Sable.
On procédait actuellement à des ventes tests de MENUS™ dans toute l’Amérique. MENUS Pizza, MENUS Poisson, MENUS Chinois, MENUS macrobiotiques au riz. Et même des MENUS Hamburgers.
La limousine de Sable était garée sur le parking d’un Burger Lord de Des Moines, dans l’Iowa – une chaîne de fast-foods qui appartenait totalement à son organisation. Depuis six mois, ses restaurants étaient mis à contribution pour tester les MENUS™ hamburgers. Il voulait voir quel genre de résultats on obtenait.
Il se pencha en avant, cogna à la vitre qui le séparait du chauffeur. Ce dernier pressa un bouton et la glace descendit.
« Monsieur ?
— Je vais aller inspecter notre opération, Marlon. Ça prendra dix minutes. Ensuite, nous retournons à L.A.
— Monsieur. »
Sable entra d’un pas léger dans le Burger Lord. Il ressemblait à tous les Burger Lord d’Amérique 24 . Le clown McLordy dansait dans le Coin des Enfants. Le personnel arborait des sourires étincelants qui ne montaient jamais jusqu’à leurs yeux. Et derrière le comptoir, un homme replet d’un certain âge jetait les pâtés de viande hachée sur la plaque chauffante. Il sifflotait, travaillant avec un plaisir visible.
Sable se rendit au comptoir.
« Bonjour-je-m’appelle-Marie, fit la jeune fille derrière le comptoir. Que-puis-je-pour-votre-service ?
— Un double Maousse Tonnerre avec une grosse portion de frites, sans moutarde.
— Quelque-chose-à-boire ?
— Un milk-shake chocolat/banane extra-dru à la crème fouettée. »
Elle pressa les petits pictogrammes qui ornaient sa caisse. (L’alphabétisation n’était plus une condition obligatoire pour travailler dans ces restaurants, contrairement au sourire.) Puis elle se retourna vers l’homme replet, derrière le comptoir.
« Un DMT, GPF, sans moutarde. Choco-shake.
— Hahaaahummm », chantonna le cuistot. Il répartit la nourriture dans de petits récipients de papier, ne s’interrompant que pour repousser en arrière la banane grisonnante qui lui tombait sur les yeux.
« Ah que, voilà », fit-il.
Elle prit le tout sans regarder le cuisinier. Ce dernier regagna gaiement sa plaque chauffante, en fredonnant. « Looove me tender, loooove me long, neeever let me goc »
Le chantonnement de l’homme, constata Sable, ne se mariait pas du tout à la musique d’ambiance du Burger Lord, un générique de pub monté en boucle, à la sonorité aigrelette. Sable se dit qu’il faudrait songer à le mettre à la porte.
Bonjour-je-m’appelle-Marie donna son MENUS ™à Sable et lui dit de passer une bonne journée.
Il trouva une petite table libre en plastique, s’assit sur le siège en plastique et examina sa nourriture.
Un petit pain synthétique. De la viande synthétique. Des frites qui n’avaient jamais connu de pommes de terre. Des sauces qui ignoraient toute composante nutritive. Et même (Sable en fut particulièrement satisfait) une tranche de cornichon synthétique. Il ne prit pas la peine d’examiner le milk-shake. Il n’avait aucune valeur nutritionnelle mais, après tout, ceux que vendaient ses concurrents n’en avaient pas davantage.
Tout autour de lui, les gens mangeaient leur non-repas et, à défaut de marques de satisfaction, ils ne manifestaient pas de dégoût plus évident que dans n’importe quel fast-food de la planète.
Il se leva, porta son plateau vers le réceptacle marqué MERCI DE PRENDRE SOIN DE VOS DÉTRITUSet jeta le tout. Si vous lui aviez fait la remarque que des enfants meurent de faim en Afrique, il se serait senti flatté que vous vous en soyez aperçu.
On le tira par la manche. « À l’intention d’un M r Sablec » annonça un petit homme à lunettes, coiffé d'une casquette de l' International Express ,qui tenait un colis emballé de papier kraft.
Sable opina.
« Je me disais bienc J’ai regardé tout autour, je me suis dit : un grand monsieur avec une barbe, un costume chic, y en a pas des dizaines ici. Un colis pour vous, m’sieur. »
Sable signa le récépissé de son vrai nom – un seul mot, six lettres. Qui rime avec examine .
« Je vous remercie bien, m’sieur », fit le livreur. Il observa un silence. « Dites, reprit-il. Ce type, là, derrière le comptoir. Il ne vous rappelle pas quelqu’un ?
— Non », répondit Sable. Il donna un pourboire à l’homme – cinq dollars – et ouvrit le colis.
À l’intérieur se trouvait une petite balance de bronze.
Sable sourit. C’était un mince sourire, et il disparut presque aussitôt.
« Enfin », fit-il. Il fourra la balance dans sa poche, sans se soucier d’abîmer la ligne élégante de son costume noir, et il revint à la limousine.
« Retour au bureau ? s’enquit le chauffeur.
— L’aéroport, répondit Sable. Et téléphonez pour prévenir. Je veux un billet pour l’Angleterre.
— Bien, monsieur, un aller-retour pour l’Angleterre. »
Sable triturait la balance au fond de sa poche.
« Disons plutôt un aller simple. Je me débrouillerai pour rentrer. Oh, et appelez le bureau pour moi. Annulez tous mes rendez-vous.
— Pour combien de temps, monsieur ?
— Pour le futur prévisible. »
Et dans le Burger Lord, derrière le comptoir, l’homme ventru à la longue banane fit glisser une demi-douzaine de hamburgers sur le gril. C’était l’homme le plus heureux du monde, et il chantonnait, tout doucement.
« ... y’ain ‘t never caught a rabbit and v’ain’t no friend of minec »
Les Eux écoutaient avec intérêt. Il tombait une petite pluie fine, à peine tenue en respect par les vieilles tôles et les bouts de lino râpé qui servaient de toit à leur repaire dans la carrière, et ils comptaient toujours sur Adam pour trouver une activité chaque fois qu’il pleuvait. Ils ne furent pas déçus. Les yeux d’Adam luisaient de la joie de savoir.
Il ne s’était pas endormi avant trois heures du matin, enfoui sous une pile de Nouvel Aquarien.
« Et pis y avait un type, il s’appelait Charles Fort, expliquait-il. Il faisait tomber des pluies de poissons, de grenouilles et des tas de trucs comme ça.
— Hmmm. Ben voyons, intervint Pepper. Des grenouilles vivantes ?
— Oh oui », assura Adam qui, s’échauffant sur son sujet, atteignait sa vitesse de croisière. « Ça sautait partout, ça coassait et tout. Et à la fin les gens lui ont donné de l’argent pour qu’il parte et, etc » Il se creusa la tête pour trouver de quoi satisfaire son public ; pour Adam, ça avait représenté beaucoup de lecture d’un seul coup. « Et il s’est embarqué sur la Marie-Célesteet il a fondé le Triangle des Bermudes. C’est aux Bermudes, ajouta-t-il pour situer.
— Eh bien, ça, ce n’est pas possible », contra Wensleydale, implacable, « parce que j’ai lu des trucs sur la Marie-Célesteet il n’y avait personne à bord. C’est pour ça qu’elle est célèbre. On l’a retrouvée à la dérive sans personne à bord.
— J’ai jamais dit qu’il était à bord quand on l’a retrouvée, riposta Adam. Bien sûr, qu’il était pas là. Parce que les OVNIs avaient atterri pour l’emporter. Je croyais que tout le monde savait ça. »