— Pour leurs gargouillements, ils attendent le départ des visiteurs, répondit Anathème d’une voix sombre.
— Ha.
— Il faudrait se débarrasser d’eux tout de suite.
— Ça leur apprendrait à pas avoir des trucs qui gargouillent. »
Anathème hocha la tête. Elle essayait encore de mettre le doigt sur ce qu’Adam avait de si singulier, et soudain, elle comprit.
Il n’avait pas d’aura.
Elle était très experte en auras. Elle pouvait les distinguer, en se concentrant suffisamment. C’était un petit halo lumineux autour de la tête des gens et, à en croire un ouvrage qu’elle avait lu, sa couleur vous renseignait sur leur santé et leur état général. Tout le monde avait la sienne. Chez les gens mesquins, renfermés, elle se réduisait à une ligne pâle et tremblante, tandis que celle des gens créatifs et extravertis pouvait s’étendre à plusieurs centimètres autour de leur corps.
Elle n’avait encore jamais entendu dire qu’on puisse en être dépourvu, mais elle n’arrivait pas à en percevoir une autour d’Adam. Et pourtant, il semblait joyeux, enthousiaste ; aussi équilibré qu’un gyroscope.
C’est peut-être la fatigue, se dit-elle.
Et puis il était extrêmement gratifiant de rencontrer un élève qui semblait tant se passionner pour le sujet. Elle lui prêta même quelques exemplaires du Nouvel Aquarien, la Revue de l’Ère du Verseau, un petit magazine édité par un de ses amis.
La vie d’Adam en fut bouleversée. Enfin, elle fut bouleversée pour la journée.
À la stupeur de ses parents, il monta se coucher de bonne heure, puis il veilla jusqu’après minuit sous les couvertures, équipé d’une lampe électrique, des revues et d’une poche de bonbons au citron. À l’occasion, un « Super ! » échappait à sa féroce mastication.
Quand les piles furent épuisées, il émergea dans l’obscurité de la pièce et se coucha sur le dos, la tête posée sur ses mains, les yeux apparemment fixés sur l’escadron de chasseurs X-wing (™) qui pendait du plafond. La brise nocturne les agitait doucement.
Mais Adam ne les regardait pas vraiment. En fait, il contemplait les splendeurs rutilantes de sa propre imagination, qui tourbillonnaient comme un panorama de fête foraine.
On était loin de la tante de Wensleydale et de son verre à vin. Ce genre d’occultationnement était nettement plus passionnant.
En plus, il aimait bien Anathème. Bien entendu, elle était très vieille, mais quand Adam aimait bien quelqu’un, il cherchait à faire plaisir.
Il se demanda comment il pourrait faire plaisir à Anathème.
On a longtemps cru que c’étaient les grands événements qui changeaient le monde : les bombes géantes, les politiciens dérangés, les tremblements de terre catastrophiques, les vastes migrations de populationc On a récemment compris que cette notion était dépassée, indigne de gens en phase avec la pensée moderne. En réalité, la théorie du Chaos nous apprend que ce sont les petites choses qui transforment le monde. Un papillon bat des ailes dans la jungle amazonienne, et donne naissance à une tornade qui ravage la moitié de l’Europe.
Quelque part dans le cerveau endormi d’Adam, un papillon venait d’émerger.
Anathème aurait pu – mais pas obligatoirement -avoir une idée plus claire de la situation si elle avait compris pourquoi elle ne voyait pas l’aura d’Adam.
C’était pour la même raison qu’on ne peut pas voir l’Angleterre quand on se tient au milieu de Trafalgar Square.
Des alarmes se déclenchèrent.
Bien sûr, dans la salle de contrôle d’une centrale nucléaire, une alarme qui se déclenche n’a rien d’exceptionnel. Ça arrive tout le temps. Il y a tant de cadrans, de compteurs et de machins qu’on pourrait rater des choses importantes si elles ne bipaientpas.
Et le poste d’ingénieur de quart exige un homme solide, capable et placide, un homme sur lequel on peut compter pour ne pas filer en droite ligne vers le parking à la première alerte. Le genre d’homme, en fait, qui donne l’impression de fumer la pipe même quand ce n’est pas le cas.
Il était trois heures du matin à la centrale de Tuming Point, une heure calme et tranquille où il n’y a d’ordinaire pas grand-chose à faire, sinon remplir le journal de marche et écouter le mugissement lointain des turbines.
Jusqu’à maintenant.
Horace Gander regarda clignoter les voyants rouges. Ensuite, il regarda certains indicateurs. Puis il regarda le visage de ses collègues de travail. Enfin, il leva les yeux vers le grand cadran à l’autre bout de la salle. Quatre cent vingt mégawatts presque fiables et quasiment bon marché quittaient la station. À en croire les autres cadrans, rien ne les produisait.
Il ne dit pas : « Bizarre. » C’est ce qu’il aurait dit si un troupeau de moutons à vélo étaient passés devant la fenêtre en jouant du violon. Un ingénieur responsable n’emploie pas ce genre de mot.
En fait, il dit : « Alf, tu ferais mieux de prévenir le directeur de la centrale. »
Trois heures très chaînées s’écoulèrent. Elles donnèrent lieu à de nombreux échanges au téléphone, au télex et au fax. On tira vingt-sept personnes de leur lit en rapide succession, puis on tira du leur cinquante-trois individus supplémentaires, parce que, quand on est réveillé par une situation de crise à quatre heures du matin, on veut être sûr qu’on n’est pas le seul dans ce cas.
De plus, il faut obtenir tout un tas de permissions avant de pouvoir dévisser le couvercle d’un réacteur nucléaire en activité, et jeter un coup d’œil à l’intérieur.
Ils les obtinrent. Ils dévissèrent. Ils jetèrent un coup d’œil.
Horace Gander déclara : « Il doit y avoir une explication rationnelle. Cinq cents tonnes d’uranium ne disparaissent pas comme ça. »
Le compteur Geiger dans sa main aurait dû hurler à plein volume. En fait, il laissait de temps en temps échapper un craquement sans conviction.
À l’emplacement théorique du réacteur s’étendait un espace vide. On aurait pu s’y livrer à un beau tournoi de squash.
Tout au fond, au centre du sol froid et crûment éclairé, reposait un bonbon au citron.
Au-dehors, dans la caverne de la salle des turbines, les machines continuaient à rugir.
Et à deux cents kilomètres de là, Adam Young se retourna dans son sommeil.
Vendredi
Raven Sable, mince, barbu et tout de noir vêtu, était assis à l’arrière de sa limousine noire profilée, en ligne sur son mince téléphone noir avec sa base de la côte Ouest.
« Comment ça se présente ? demandait-il.
– Très bien, boss, lui répondit son chef des ventes. Demain, je déjeune avec les acheteurs de toutes les grandes chaînes de supermarchés du pays. Pas de problème. On trouvera MENUS ™dans tous les magasins d’ici un mois.
— Bon travail, Nick.
— Pas de problème, pas de problème. C’est parce qu’on sait que vous êtes derrière nous, Rave. Vous êtes un chef super, mon vieux. Ça me motive à tous les coups.
— Merci », répondit Sable, puis il coupa la communication.
Il était particulièrement fier de MENUS™.
La compagnie NEWtrition avait commencé petit, onze ans plus tôt. Une petite équipé de diététiciens, une énorme équipe de marketing et de spécialistes des relations publiques, et un logo accrocheur.
Deux ans d’investissement et de recherche chez NEWtrition avaient abouti à PLATS™. PLATS™ contenait des molécules de protéines, filées, tressées, tissées, encapsulées et codées, méticuleusement conçues pour être ignorées des enzymes digestives les plus gloutonnes ; des édulcorants sans calories ; des huiles minérales substituées aux huiles végétales ; des matériaux fibreux, des colorants et des agents de sapidité. Le résultat final était un nutriment presque semblable à tous les autres, à deux détails près. D'abord le prix, légèrement plus élevé, et ensuite le quotient nutritif, à peu près comparable à celui d’un baladeur Sony. Vous pouviez en manger autant que vous vouliez, vous finissiez toujours par perdre du poids 23 .