Emma déclina la proposition et poursuivit son « interrogatoire » :
– Kate sortait avec des types, à l’époque ?
– Elle dégageait une sorte de beauté magnétique qui faisait qu’elle était très courtisée. De façon plus prosaïque : tous les mecs bavaient devant elle et rêvaient de la mettre dans leur lit.
– Vous ne répondez pas à ma question, insista Emma. Qui fréquentait-elle ?
Gênée, Joyce essayait apparemment de protéger l’intimité de son ancienne amie.
– C’est du ressort de sa vie privée, non ?
Pour lever ses scrupules, Emma précisa sa question :
– Elle sortait avec Nick Fitch, c’est ça ?
Joyce laissa échapper un imperceptible soupir de soulagement. Satisfaite de ne pas avoir trahi le secret de Kate, elle s’autorisa à la confidence :
– C’est vrai, Nick était le grand amour de Kate.
– Depuis quand sortaient-ils ensemble ? demanda Emma pour profiter de la brèche.
– Dès l’âge de dix-neuf ans. Nous étions en deuxième année à Berkeley lorsque Fitch est venu donner une conférence sur le campus. Kate l’avait déjà rencontré auparavant. Elle est donc allée lui parler après le séminaire et ils ont commencé à se fréquenter. Leur histoire d’amour a commencé en 1994. Fitch était déjà une légende à l’époque. Il devait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans et avait gagné beaucoup d’argent dans l’industrie du jeu vidéo. À l’époque, dans le milieu du logiciel libre, Unicorn était déjà dans toutes les bouches.
– Qui était au courant de leur relation ?
– Très peu de monde. Personne même, à mon avis, à part la mère de Nick et moi. Fitch a toujours été très discret sur sa vie personnelle. Un vrai parano. Vous ne trouverez aucune photo ni aucun film où on les voit ensemble. Nick y veillait.
– D’où vient cette parano ?
– Je n’en ai pas la moindre idée. En tout cas, c’est quelque chose de très ancré en lui.
Emma marqua une courte pause. Cette parano cadrait mal avec le film qu’elle avait réalisé le matin même sur son téléphone. Pourquoi Kate et Nick s’étaient-ils rencontrés dans un pub où n’importe qui aurait pu les voir ?
– Combien de temps a duré leur liaison ?
– Plusieurs années, mais c’était une relation en pointillé. « Suis-moi, je te fuis ; fuis-moi, je te suis. » Vous voyez le genre ?
– Très bien, malheureusement, souffla Emma.
Joyce sourit puis poursuivit :
– D’après ce qu’elle me confiait, Kate souffrait beaucoup de l’inconstance de Nick. Elle lui reprochait son manque d’engagement. Un jour, il pouvait se montrer très épris, mais redevenait distant dès le lendemain. Ils ont rompu plusieurs fois, mais ils finissaient toujours par se remettre ensemble. Elle était vraiment accro et elle aurait fait n’importe quoi pour lui, y compris cette stupide opération de chirurgie esthétique.
Emma ressentit un picotement dans le ventre. Elle avait vu juste…
– C’était en quelle année ?
De nouveau, Joyce compta sur ses doigts.
– Pendant l’été 1998, à la fin de notre première année de résidanat, quelques mois donc avant que Kate change de spécialité.
– Pour vous, elle a fait cette opération pour plaire à Fitch ?
– Oui, ça me semble évident. À cette époque, Kate ne comprenait pas pourquoi Nick la repoussait. Elle n’avait plus confiance en elle. Cette opération, c’était un geste désespéré.
Emma changea de sujet.
– Jusqu’à quand Kate et Nick se sont-ils fréquentés ?
Joyce secoua la tête.
– Je n’en sais strictement rien. Comme je vous l’ai dit, nous nous sommes perdues de vue lorsque Kate a changé de filière. On s’envoyait un e-mail de temps à autre, mais c’en était fini des confidences. Après Baltimore, elle est revenue à San Francisco pour terminer son résidanat, puis elle a suivi une formation de chirurgie cardiaque à New York. Il y a cinq ans, elle a conclu sa spécialisation par un clinicat en transplantation cardiaque à Boston et, dans la foulée, elle a réussi à obtenir un poste de titulaire au MGH.
Emma prit la balle au bond.
– Vous vous êtes donc retrouvées toutes les deux dans la même ville au même moment ?
– À peu près. J’ai rejoint le Brain Institute il y a trois ans et demi.
– J’imagine qu’à votre arrivée ici vous avez cherché à revoir votre amie…
Légèrement mal à l’aise, Joyce attendit quelques secondes avant de répondre.
– Oui, je l’ai contactée et nous avons pris un verre dans un café de Back Bay. C’était quelques mois après son accouchement. Elle m’a dit qu’elle était très heureuse, très satisfaite de sa vie de famille et très amoureuse de son mari, un prof de philo de Harvard.
– Vous l’avez crue ?
– Je n’avais aucune raison de ne pas le faire.
– Vous avez reparlé de Nick ?
– Non, ce n’était pas le moment. Elle venait de se marier et d’avoir un enfant. Je n’allais pas remuer le passé.
– Vous vous êtes revues par la suite ?
– Je lui ai proposé, mais elle n’a jamais répondu à mes e-mails ou à mes coups de fil. Au bout d’un moment, j’ai abandonné.
Joyce poussa un soupir et le silence retomba dans la pièce. Emma tourna la tête vers la fenêtre. En plissant les yeux, elle distingua la rivière, noire et sombre, qui coulait en contrebas.
– Très bien. Merci de votre coopération, dit-elle en se levant.
Joyce se leva à son tour.
– Je vous raccompagne, lieutenant.
Emma suivit la scientifique dans le couloir puis dans l’ascenseur.
– Vous ne pouvez vraiment pas me dire ce que l’on reproche à Kate ? insista Joyce en appuyant sur le bouton pour se rendre au rez-de-chaussée.
– C’est encore trop tôt, je suis désolée. Je vous demanderai également de ne parler à personne de notre entretien.
– Comme vous voulez. J’espère sincèrement qu’il n’est rien arrivé de grave, mais quoi que Kate ait pu faire, il y a une chose que vous devez bien comprendre : lorsqu’elle entreprend quelque chose, elle le fait avec intelligence et détermination. Et elle va jusqu’au bout. Elle n’a qu’une seule faille, qu’un seul point faible.
– L’amour ?
– Sans aucun doute. Kate disait elle-même que lorsqu’elle était amoureuse, elle sentait son âme russe se réveiller et qu’elle était capable des plus grands excès. Croyez-moi, ce n’était pas une plaisanterie.
Joyce lui tendit sa carte alors qu’elles arrivaient dans le hall de l’institut.
– Si vous avez besoin d’autres renseignements, n’hésitez pas, lieutenant.
– Merci. Une dernière question : est-ce que Kate aurait été capable de faire quelque chose pour se venger de Nick ?
Joyce ouvrit les mains dans un geste d’impuissance. Les deux femmes continuèrent à discuter une bonne demi-heure dans la lumière laiteuse du Brain Institute.
Enfin, Emma sortit dans la nuit. Il était tard. La neige avait cessé de tomber, mais un froid polaire figeait le campus.
Pas le moindre taxi à l’horizon. Elle marcha jusqu’à la station Kendall/MIT et rentra en métro jusqu’à Boston.
En poussant la porte de sa chambre d’hôtel, elle découvrit Romuald endormi devant son mur d’écrans, la tête posée sur ses bras croisés.
Intriguée, elle regarda l’installation informatique en ouvrant de grands yeux. L’adolescent avait transformé la suite en un impressionnant QG de sécurité.