Литмир - Электронная Библиотека
A
A

            Elle quitta la chambre sans bruit et retourna au bar de l’hôtel.

            À cette heure de la nuit, l’endroit ne comptait que quelques clients.

            Elle commanda une nouvelle caipiroska et la sirota en repensant à ce que lui avait raconté Joyce Wilkinson avant qu’elles ne se quittent.

            La première rencontre de Kate et de Nick.

 19

            L’Immortelle péruvienne

            Les paroles d’amour sont comme des flèches lancées par un chasseur. Le cerf qui les a reçues continue à courir et l’on ne sait pas tout de suite que la blessure est mortelle.

            Maurice MAGRE

            Dix-neuf ans plus tôt

            Février 1991

            Kate a seize ans – Nick a vingt-trois ans

            Le restaurant d’une station-service, près de St. Helens en Oregon.

            Il neige. La salle est presque vide. Un unique client termine ses œufs Benedict en jouant une partie sur un échiquier électronique. Derrière le comptoir, la très jeune serveuse écoute l’album Nevermindqui tourne dans le lecteur CD. Un livre de biologie ouvert devant les yeux, elle paraît pleinement absorbée par sa lecture même si son corps, lui, vibre discrètement au rythme des chansons.

            – Mademoiselle ! Pouvez-vous me resservir du café, s’il vous plaît ?

            Kate lève la tête de son manuel, s’empare de la cafetière qui chauffe sur son support et s’avance vers le client. Elle le sert tout en évitant de croiser son regard. Son attention se porte sur la partie d’échecs qu’il est en train de disputer. Elle se mord la langue, hésite à lui faire une remarque, à sortir du principe qu’elle s’est fixé : se tenir le plus possible éloignée des hommes. Finalement, alors qu’elle le voit prendre une pièce sur l’échiquier, elle franchit le pas et ordonne :

            – Reposez votre tour et oubliez le roque5.

            – Pardon ? demande Nick.

            Sa voix est mélodieuse et ensoleillée. Pour la première fois, elle le regarde vraiment. Il est habillé tout en noir, mais son visage est avenant et ses cheveux brillent comme du miel.

            – Sur ce coup, ce n’est pas une bonne idée de vouloir roquer, explique-t-elle, sûre d’elle. Déplacez plutôt votre cavalier en e7.

            – Et pourquoi donc ?

            – Vous en êtes au dixième coup, n’est-ce pas ?

            Nick regarde l’échiquier et acquiesce :

            – Exact.

            – Alors, cette configuration de jeu suit le modèle d’une partie célèbre : l’Immortelle péruvienne.

            – Jamais entendu parler.

            – C’est une partie très connue pourtant, remarque-t-elle avec une pointe de condescendance.

            Il s’amuse de l’audace de cette fille.

            – Éclairez ma lanterne.

            – Elle a été disputée en 1934 à Budapest par le grand maître péruvien Esteban Canal. Mat en quatorze coups en sacrifiant sa dame et deux tours.

            Il l’invite à s’asseoir d’un geste de la main.

            – Montrez-moi ça.

            Elle s’interroge, mais finit par prendre place devant lui et commence à bouger une pièce puis une autre, commentant ses coups à toute vitesse :

            – Donc si vous roquez, le pion de votre adversaire prendra le vôtre en b4, puis votre dame prendra sa tour en a1, d’accord ? Ensuite, son roi se déportera en d2 et là, vous n’avez pas le choix : votre dame doit prendre sa tour en h1. La sienne prend l’un de vos pions en c6, vous obligeant à prendre sa dame et la partie se termine par un mat lorsque le fou se déplace en a6.

            Nick reste sidéré. Kate se lève et termine sa démonstration en précisant :

            – C’est un mat de Boden.

            Un peu vexé, il fixe l’échiquier, rejouant la partie dans sa tête.

            – Non, attendez ! Pourquoi ma dame doit-elle prendre sa tour ?

            Elle hausse les épaules.

            – Si c’est allé trop vite pour vous, refaites la partie au calme. Vous verrez que c’est la seule solution tenable.

            Surmontant le camouflet qu’il vient de subir, il lui propose de jouer une partie, mais elle jette un coup d’œil à sa montre et décline sa proposition.

            Il la regarde retourner derrière le comptoir alors que le patron du restaurant fait son apparition.

            – C’est bon, Kate, tu peux y aller, lance l’homme en lui tendant quatre billets de 10 dollars.

            La jeune fille empoche l’argent, défait son tablier, range son livre dans son sac et traverse la pièce pour sortir.

            Nick l’interpelle :

            – Allez, une petite partie à 10 dollars ! insiste-t-il en posant un billet sur la table. Je vous laisse les blancs !

            Kate regarde le billet, hésite un quart de seconde puis s’assoit et avance un pion.

            Nick sourit. Les premiers coups se jouent en peu de temps. Kate comprend rapidement qu’elle va gagner la partie et qu’elle peut même y arriver très vite, mais quelque chose en elle s’y refuse. Presque inconsciemment, elle fait l’impasse sur certains coups pour prolonger le moment. Pendant quelques instants, elle s’oblige à ne pas regarder par la fenêtre pour ne pas voir les flocons de neige qui tourbillonnent dans le ciel. Dehors, elle sait qu’il y a les brûlures du vent, les morsures du froid, la peur, l’incertitude. Elle sait que tôt ou tard, elle va devoir trouver le courage de les affronter, mais pour l’instant elle s’accorde une parenthèse avec ce chevalier noir aux cheveux d’or, bercée par la musique, dans la chaleur un peu poisseuse du restaurant.

            – Je reviens, lance Nick en se levant.

            Elle le regarde se diriger vers les toilettes. Il est de retour deux minutes plus tard et se ressert une tasse de café comme s’il était chez lui avant de revenir s’asseoir. Ils jouent tous les deux leurs coups de plus en plus lentement. Elle prolonge encore le plaisir cinq bonnes minutes avant de brusquer les choses. En trois coups, Nick se retrouve pris à la gorge.

            Échec et mat.

            – C’est fini, dit-elle d’un ton dur en empochant le billet sur la table.

            À son tour, elle se lève et attrape son sac.

            – Attendez ! réclame-t-il. Offrez-moi une revanche.

            – Non, c’est fini.

            Elle part en refermant la porte derrière elle. Il la suit du regard à travers la vitre. Ses dernières paroles résonnent en écho dans sa tête.

            C’est fini…

             Bordel, c’est qui, cette fille ? demande-t-il en avançant vers le comptoir.

            – J’en sais rien, répond le patron. Une Russe, je crois. Je l’ai embauchée ce matin.

            – Son nom ?

            – Me souviens plus. Un truc compliqué. Russe, quoi. Alors, elle se fait appeler « Kate ».

            – Kate, répète Nick dans un murmure, comme pour lui-même.

            Il hausse les sourcils, tire son portefeuille de la poche de son jean et laisse un billet pour régler l’addition. Puis il enfile son gros blouson, noue son écharpe et cherche ses clés de voiture d’abord dans la poche de son pantalon puis dans celle du blouson.

            – Merde !

            – Quoi ? demande le patron.

            – Elle m’a piqué mes clés de voiture !

            *

            Le même jour

            Cinq heures plus tard

            Les coups frappés à la porte tirent Nick de son sommeil. Il ouvre les yeux, regarde autour de lui. Il lui faut quelques secondes pour se souvenir où il se trouve (dans la petite chambre d’un motel un peu glauque de l’Oregon) et pourquoi (parce qu’il a été assez con pour se faire piquer sa voiture par une gamine alors qu’il a une réunion décisive à San Francisco dans quelques heures…).

52
{"b":"185925","o":1}