En prenant de la hauteur, il respira un peu mieux et parvint progressivement à calmer son anxiété. Il rejoignit la file d’attente et patienta de longues minutes avant qu’un vendeur ne s’occupe de lui. Une fois le contact établi, l’adolescent sut se montrer convaincant : non seulement il savait ce qu’il voulait, mais il bénéficiait en plus d’un crédit presque illimité. Il choisit donc l’ordinateur le plus puissant, acheta plusieurs écrans ainsi que de nombreux périphériques, des câbles et des rallonges. Tout ce dont il avait toujours rêvé. Après avoir vérifié la validité de sa carte de paiement, le magasin accepta – au vu du montant de sa commande et de la proximité de l’hôtel – de lui livrer dans l’heure tous ses achats.
Fier d’avoir mené à bien la première partie de sa mission, Romuald retourna à pied au Four Seasons. Arrivé dans la suite, il appela le room service, commanda un burger Rossini aux truffes, une forêt noire et un Coca light pour se donner bonne conscience.
Une fois le matériel informatique réceptionné, il posa son baladeur sur les enceintes, programma une playlist appropriée (Led Zep, Blue Oyster Cult, Weezer…) et passa toute la soirée à configurer ses appareils.
Là, dans la chaleur de la chambre, protégé par le bourdonnement des machines, il était dans son univers. Il aimait les ordinateurs, les gadgets, la bouffe et s’offrir de longues échappées solitaires dans des bouquins de science-fiction ou de fantasy. Bien sûr, souvent, il se sentait seul. Très seul. La tristesse montait brusquement comme une vague venue de loin, le prenant à la gorge et le menant au bord des larmes.
Il était mal à l’aise partout, jamais vraiment à sa place, incapable de paraître décontracté. Ses parents et la psy qui le suivait lui répétaient souvent qu’il fallait qu’il « aille vers les autres », qu’il « pratique un sport », qu’il « se fasse des copains et des copines ». Parfois, pour leur faire plaisir, il consentait à quelques efforts qui ne portaient jamais leurs fruits. Il se méfiait trop des gens, de leur regard, de leur jugement, des coups qu’ils étaient capables de lui infliger. Il attendait alors qu’on lui tire quelques flèches et retournait se protéger derrière cette carapace qu’il s’était forgée depuis l’enfance.
Il acheva la mise au point de son installation en terminant son Coca. Il était à la fois excité et désorienté par la situation. Que faisait-il là, à Boston, à six mille kilomètres de chez lui, dans la suite improbable d’un hôtel de luxe avec une femme qu’il connaissait à peine et qui affirmait recevoir des mails du futur ?
Il s’était simplement laissé guider par son instinct. Il avait reconnu en Emma une sorte de grande sœur peut-être aussi paumée et seule que lui. Il devinait que, derrière ses piques, elle avait bon cœur. Surtout, il la sentait proche de la rupture et, pour la première fois de sa vie, il avait l’impression qu’il pouvait être utile à quelqu’un. Même s’il était le seul à le savoir, il sentait qu’il y avait en lui une force et une intelligence qui ne demandaient qu’à s’exprimer.
À présent, ses doigts couraient sur le clavier comme des fantassins à l’assaut d’une citadelle ennemie.
À New York, il avait vu son ami Jarod pénétrer furtivement dans le premier niveau du Domain Awareness System, le système de surveillance globale de la ville qui exploitait en temps réel les caméras de Manhattan. Il en avait retenu quelques manipulations. Assez pour s’attaquer à sa propre cible : le système informatique du Massachusetts General Hospital.
La bataille fut longue, mais à force d’acharnement, il parvint à prendre le contrôle de l’Intranet et de toutes les caméras de surveillance du centre hospitalier. Il poursuivit son piratage en obtenant les autorisations pour accéder aux données médicales des patients ainsi qu’au dossier professionnel et à l’emploi du temps de tous les membres du personnel.
Mécaniquement, il vérifia celui de Kate. La chirurgienne avait fini sa journée et ne reprenait son service que le lendemain matin à huit heures : la matinée dans le bâtiment principal du Heart Center, l’après-midi et la soirée au Children’s Hospital de Jamaica Plain dans la banlieue sud-ouest de Boston.
Romuald fit un effort pour se rappeler ce que lui avait raconté Emma : c’était bien en sortant du parking de l’hôpital pour enfants que Kate devait être percutée par le camion de livraison de farine. En suivant le même « mode opératoire », il ne lui fallut qu’un quart d’heure pour pirater le système informatique de l’antenne de l’établissement. Il passa près d’une heure à se balader de caméra en caméra pour « prendre possession » des lieux, puis se souvint du blog de Kate qu’Emma lui avait demandé de consulter.
Il se connecta donc aux Tribulations d’une Bostonienne.Il s’agissait d’un blog amateur, une sorte de catalogue de bonnes adresses conseillées par la chirurgienne. On y trouvait principalement des recommandations de restaurants, de cafés ou de magasins, chaque article étant illustré d’un ou de plusieurs clichés. Romuald passa une demi-heure à parcourir les billets dans l’ordre de leur publication. Au cours de sa lecture, quelque chose le frappa : l’hétérogénéité du ton des billets. Certains étaient très écrits, d’autres rédigés dans un style beaucoup plus relâché et truffé de fautes d’orthographe. Difficile de croire que c’était la même personne qui avait composé tous ces textes. D’autre part, comment une femme comme Kate – qui ne vivait que pour son travail – trouvait-elle le temps de s’offrir autant d’escapades ?
En approfondissant ses recherches, l’adolescent découvrit que les textes du site n’étaient en réalité que des « copiés /collés » d’autres blogs. Kate s’était visiblement contentée de dupliquer les articles d’autres auteurs.
Mais dans quel but ?
Cette fois, il séchait. Il consacra encore quelques minutes à lire les commentaires du blog. Celui-ci n’était pas très fréquenté, même si un certain « Jonas21 », un visiteur assidu du site, laissait un bref commentaire à chaque article : « intéressant, nous aimerions en savoir davantage », « nous connaissions déjà cet endroit », « restaurant sans intérêt », « nous nous sommes régalés, bravo pour vos conseils ! ».
Romuald écrasa un bâillement. Tout cela devenait trop obscur pour lui. À tout hasard, il envoya à Jarod, son ami informaticien, le lien du blog accompagné d’une petite note lui demandant de vérifier s’il ne trouvait rien d’étrange dans le site. Il lui dit que c’était urgent et lui promit la somme de 1 000 dollars pour son travail.
Il était plus de 1 heure du matin lorsqu’il s’endormit devant ses écrans.
18
Lieutenant Lovenstein
A woman is like a teabag, you never know how strong she is until she gets into hot water.
Eleanor ROOSEVELT
Boston, 2010
Avec sa structure en double hélice qui brillait dans la nuit, l’immeuble de verre de l’Institut du cerveau et de la mémoire ressemblait à une gigantesque molécule d’ADN.
Les portes vitrées du bâtiment s’ouvrirent dans un souffle puissant. Emma s’avança vers l’accueil avec assurance.
– Lieutenant Lovenstein, police de Boston, annonça-t-elle en dégainant sa carte.
– Que puis-je pour vous, lieutenant ?
Emma demanda à s’entretenir avec Joyce Wilkinson.
– Je vais prévenir le professeur, répondit l’hôtesse en décrochant son téléphone. Je vous laisse patienter.
Un peu nerveuse, Emma ouvrit la fermeture éclair de son blouson et fit quelques pas dans le hall dont les murs opalescents et laiteux donnaient l’impression de déambuler dans un vaisseau spatial. De chaque côté des parois, des panneaux lumineux mettaient en scène l’histoire récente de l’institut tout entier dédié à l’étude de l’organe le plus mystérieux et fascinant qui soit.