– Ça va nous prendre trois minutes, la coupa Romuald.
Il se connecta au site Web de Berkeley, mais l’accès aux données concernant les anciens élèves était protégé.
– Tu ne peux pas le pirater ?
– Pas d’un simple claquement de doigts, mais je vais la jouer classique.
L’adolescent tapa simplement « Joyce Wilkinson + MD2 » sur un moteur de recherche qui délivra presque instantanément l’information demandée.
– Il y a une Joyce Wilkinson, professeur de neurosciences, titulaire d’un Ph. D. délivré par l’université de Stanford. Elle a fait sa Medical School à Berkeley de 1993 à 1998.
– C’est elle, c’est certain !
– C’est une spécialiste de la maladie d’Alzheimer, compléta-t-il en parcourant les informations de la page. Cerise sur le gâteau : elle travaille au Brain and Memory Institute, un organisme dépendant du MIT spécialisé dans la recherche sur les maladies cérébrales.
Emma se mordit la lèvre d’excitation. C’était trop beau pour être vrai : le MIT avait ses locaux à Cambridge, à quelques dizaines de kilomètres seulement de Boston…
– Joyce était à la fac avec Kate, c’était sa meilleure amie, peut-être même sa voisine de chambre. Il faut que vous alliez l’interroger.
– Je veux bien, mais pourquoi répondrait-elle à mes questions ? Je n’ai pas les moyens pour la forcer à me répondre.
– Il faut lui faire peur. Les gens parlent à la police.
– Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, je suis sommelière, pas flic.
– Ça, c’est un détail. Je peux vous faire une carte de police plus vraie que nature.
Emma secoua la tête.
– On est le 23 décembre. Joyce est certainement en vacances.
– Il n’y a qu’un moyen de le savoir, trancha l’adolescent.
Il s’était connecté sur le site de l’Institut du cerveau et composait sur son téléphone le numéro du standard.
– À vous de jouer, dit-il en tendant l’appareil à Emma.
– Brain and Memory Institute, que puis-je faire pour vous ? lui demanda la standardiste.
Emma s’éclaircit la gorge.
– Bonjour, pourrais-je avoir le poste du docteur Wilkinson ?
– De la part de qui ?
– Euh… sa mère, répondit-elle, prise au dépourvu.
– Ne quittez pas, je vous la passe.
Emma raccrocha dans la foulée.
– Au moins, on sait qu’elle se trouve à son travail, dit-elle en levant la main pour réclamer sa note de bar.
Puis elle demanda à Romuald :
– Tu étais sérieux pour cette carte de flic ?
Il hocha la tête.
– Il y a des imprimantes couleur de bonne qualité au Business Center. Rejoignez-moi là-bas dans cinq minutes.
Alors qu’il s’éclipsait, elle consulta sa messagerie. Toujours aucune réponse de Matthew à son courrier de ce matin. C’était étrange. En attendant l’addition, elle repensa à tous les événements qui avaient bouleversé sa vie ces derniers jours.
Comment ai-je pu me laisser entraîner dans ce tourbillon ?
Elle signa le reçu que lui tendait le serveur puis rejoignit Romuald.
*
Situé à côté de la réception, le Business Center était un grand espace aménagé de fauteuils et de compartiments cloisonnés, équipés d’ordinateurs, d’imprimantes et de fax. Emma découvrit Romuald qui travaillait dans l’un des box.
– Souriez ! demanda-t-il en braquant sur elle l’objectif de l’appareil photo intégré dans son téléphone. J’ai besoin de votre portrait. Vous préférez une carte du FBI ou de la BPD3 ?
– La BPD, c’est plus crédible.
– En tout cas, faudra penser à changer vos fringues. Vous ne faites pas trop flic, là.
– Tu sais ce qu’elles te disent, mes fringues ?
Elle s’assit à ses côtés et, tout en le regardant travailler, lui fit part de ses doutes :
– Peut-être qu’on fait complètement fausse route. Peut-être que Kate n’a absolument rien à se reprocher.
– Vous plaisantez ? Quelqu’un qui planque un demi-million de dollars en billets de banque dans un faux plafond a forcément quelque chose à se reprocher. Il faudrait savoir d’où vient cet argent et surtout ce qu’elle compte en faire.
– Qu’est-ce que tu proposes ?
– J’ai une petite idée, mais il me faudrait du matériel…
Elle décida de faire confiance au geek et lui tendit une de ses cartes de crédit.
– OK, achète ce que tu veux. Sors du liquide si nécessaire.
Puis elle souleva de nouveau la manche de son chemisier pour lire ce qu’elle avait écrit sur son avant-bras.
– Ah oui, il y a quelque chose sur lequel je voudrais que tu te renseignes. Kate tient un blog qui a pour nom Les Tribulations d’une Bostonienne. Le site recense des bonnes adresses de restos ou de boutiques. Jettes-y un œil. Quelque chose me paraît bizarre dans le ton ou la présentation…
– D’accord, je regarderai, promit-il en notant l’adresse.
Puis il lança l’impression de la fausse carte de police sur du papier cartonné et la découpa avec soin.
– Tenez, lieutenant, dit-il fièrement en tendant à Emma le précieux sésame.
Elle hocha la tête en constatant la qualité du travail de l’adolescent puis glissa la carte dans son portefeuille.
– On reste en contact, OK ? Tu ne fais pas de conneries et tu m’appelles si tu as un problème.
– Capito, répondit-il en lui adressant un clin d’œil et en agitant son téléphone.
*
Sur Boylston Street, la neige tombait toujours à un rythme soutenu, ralentissant la circulation. Mais les Bostoniens n’étaient pas décidés à abdiquer devant les éléments. Armés de pelles, les gardiens dégageaient l’entrée des immeubles pendant que les employés municipaux salaient la chaussée et régulaient le trafic.
Il y avait un centre commercial à proximité du Four Seasons. Emma y effectua un shopping express : un jean, des bottines, un pull à col roulé en cachemire, une veste en cuir.
Dans la cabine d’essayage, elle regarda sa métamorphose, se demandant si elle était crédible.
– Lieutenant Emma Lovenstein, police de Boston ! fit-elle en présentant sa carte au miroir.
17
Le garçon aux écrans
Notre liberté se bâtit sur ce qu’autrui ignore de nos existences.
Alexandre SOLJENITSYNE
Boston, 2010
19 h 15
Les flocons de neige s’accumulaient sur les lunettes de Romuald.
L’adolescent retira sa monture et frotta ses verres avec la manche de son pull. Il remit la paire sur son nez pour constater qu’il y voyait à peine plus clair. Avec ou sans lunettes, le monde lui apparaissait toujours embué, obscur, compliqué.
L’histoire de ma vie…
Pour une fois, il essaya d’agir avec ordre. En venant de l’aéroport, il avait repéré le bâtiment d’une grande enseigne informatique, un gigantesque cube transparent posé sur Boylston Street. C’est là qu’il devait se rendre. Le trottoir menaçait de se transformer en patinoire. Il glissa plusieurs fois et se rattrapa de justesse d’abord à un réverbère, puis à un panneau de signalisation. Enfin, il arriva devant l’immense façade de verre qui s’élevait sur trois niveaux. À deux jours de Noël, le magasin était ouvert jusqu’à minuit. Il ressemblait à une fourmilière. La foule pressante et compacte faillit faire renoncer le geek. Comme chaque fois qu’il se retrouvait dans ce type de situation, il éprouva une brusque montée d’angoisse. Son cœur pulsa dans sa poitrine et une coulée de sueur lui glaça les flancs. Pris d’un début de vertige, il tenta de s’extraire de cette marée humaine en empruntant l’escalier en plexiglas, point névralgique du magasin, qui reliait les trois étages.