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            Elle eut soudain besoin de se sentir protégée. Car en découvrant le sac de sport rouge caché dans le faux plafond de la maison des Shapiro, elle avait conscience d’avoir vu quelque chose qu’elle n’aurait jamais dû voir. Quelque chose de potentiellement très dangereux.

            Elle ferma les yeux et se repassa la scène mentalement. Lorsqu’elle avait ouvert la fermeture éclair, elle était tombée sur des dizaines de liasses de cent dollars. Elle fit un rapide calcul. Le fourre-tout pesait au moins cinq kilos. Combien pesait un billet de 100 dollars ? À peine un gramme ? Le sac devait donc contenir pas loin de 500 000 dollars…

            Un demi-million…

            Quel genre de personne possède un demi-million de dollars planqué dans le plafond de son dressing ?se demanda-t-elle en regardant la photo de Kate dont les yeux semblaient la transpercer.

            Qui es-tu vraiment, Kate Shapiro ?

            Qui es-tu vraiment, Ekaterina Lyudmila Svatkovski ?

            *

            Emma rassembla ses affaires. Elle s’apprêtait à ranger son ordinateur dans son sac lorsqu’elle se rappela qu’elle n’avait pas encore visionné les photos de Matthew rapatriées depuis le PC familial. Elle brancha sa clé USB au cas où. Le transfert avait été interrompu par l’arrivée de Matthew et de sa femme, mais plusieurs centaines de clichés avaient néanmoins été copiés. Elle les visionna rapidement en adoptant un ordre antichronologique : des scènes de la vie quotidienne, brossant le tableau d’une vie familiale heureuse articulée autour de la petite Emily. Emma accéléra le diaporama pour remonter plus loin dans le temps : avant la naissance de la petite fille, avant même le mariage de Matthew et de Kate. Et ce qu’elle découvrit la stupéfia : Matthew avait été marié avant de rencontrer Kate ! Sur des dizaines de photos apparaissait une petite femme brune, mince, aux cheveux longs souvent noués en une tresse. Même sur les photos, elle souriait rarement. Son visage était fin, souvent figé dans une pose sévère qui évoqua à Emma une intellectuelle, une maîtresse d’école à l’ancienne ou une bibliothécaire coincée.

            Elle fit défiler les images jusqu’à tomber sur les photos de leur mariage. Elles ne dataient pas d’hier. Ce n’étaient même pas des images numériques, mais des clichés scannés. Sur l’un d’entre eux, on voyait le dessert géant préparé pour l’événement : un gâteau à étages, rose et blanc, débordant de crème. Une inscription sur un carré de pâte d’amandes indiquait :

            Sarah + Matt

            20 mars 1996

            Internet permit à Emma de retrouver la trace d’une certaine « Sarah Shapiro » dans le compte rendu en ligne d’un voyage scolaire effectué par les élèves de CM1 d’une école primaire de Roxbury. Le document était vieux de six ans, mais Emma essaya à tout hasard d’appeler l’établissement. Bien que l’on soit en période de vacances scolaires, le secrétariat répondit à son appel. Sarah Shapiro avait bien enseigné dans cette école. Depuis son divorce, elle avait repris son nom de jeune fille – Higgins – et demandé une mutation dans un autre établissement. On communiqua à Emma le nom d’une école primaire à Wattapan. Nouveau coup de fil. Nouveau secrétariat. Non seulement Sarah Higgins enseignait bien ici, mais encore l’école primaire continuait d’accueillir des enfants défavorisés pendant les congés de Noël. En ce moment même, Sarah encadrait une sortie scolaire à la patinoire municipale de Wattapan…

            *

            Boston, 2011

            11 h 15

            Matthew rentra chez lui, inquiet et abattu. Il ouvrit la porte et découvrit un mot épinglé sur le tableau en liège :

            Nous sommes allées faire un tour au marché de Noël de Marlborough Street. Si tu es sage, on te rapportera une bouteille de cidre !

            On t’embrasse.

            Emily + April.

            Clovis, le shar-pei, vint se frotter contre sa jambe. Pensif, Matthew lui gratta la tête. Le chien avait renversé sa gamelle d’eau ; il la lui remplit tout en réfléchissant. L’ordinateur portable était définitivement hors service, mais il pouvait toujours utiliser le vieux PC de la maison pour lire le disque dur. Il s’installa donc à la petite table marquetée sur laquelle était posé l’ordinateur familial. Il brancha le périphérique que lui avait remis le vieil hippie et commença son exploration. Le support informatique étant presque vide, il ne fut pas long à mettre la main sur le fichier vidéo (IMG_5662. MOV) qu’il cherchait.

            Il lança le film manifestement tourné avec un téléphone portable et resta pétrifié pendant les trois minutes que durait l’enregistrement. Il n’en croyait pas ses yeux ! Kate était blottie contre un homme qu’il ne connaissait pas. Ils s’embrassaient, se caressaient, se lançaient des regards énamourés d’adolescents.

            – NON !

            Il s’empara du premier objet qui tomba sous sa main – un mug en porcelaine débordant de crayons – et le fracassa contre le mur. L’explosion de la tasse effraya Clovis qui se cacha sous la table basse. Matthew ferma les yeux, se prit le visage entre les mains et demeura prostré un long moment. Anéanti.

            Ce n’est pas possible…

            Il releva la tête. Il devait y avoir une explication. Même les images les plus explicites pouvaient parfois avoir un sens caché. De quand datait le film, d’abord ? Dans son message, Emma indiquait qu’elle venait juste de le tourner. Il datait donc du matin du 23 décembre 2010, soit un jour à peine avant l’accident et la mort de Kate. Le lieu ensuite. Les boiseries lui rappelaient le Grill 23 ou le McKinty’s dans lesquels ils se rendaient parfois, mais à y regarder de plus près le miroir et l’horloge murale ne cadraient pas avec ces deux adresses. Le type : grand, cheveux blonds coupés court, manteau de cuir noir. Le connaissait-il ? Peut-être, mais il était incapable de mettre un nom sur son visage. Leur comportement enfin, le plus insupportable pour lui. Kate aimait cet homme, ça crevait les yeux. Leur complicité était évidente, leurs souffles se mêlaient, leurs deux cœurs étaient parcourus du même frisson. Depuis combien de temps durait cette relation ? Comment avait-il fait pour ne pas s’en douter ?

            Il serra le poing, envahi par la colère et une immense déception. Kate, l’amour de sa vie, l’avait trahi et il ne l’apprenait que maintenant, un an après sa mort ! Le sentiment de trahison laissa place au dégoût. Toujours sous le choc, il se traîna jusqu’à la véranda et ouvrit la baie vitrée. Il avait besoin d’air frais, comme un plongeur trop longtemps resté en apnée. Il haleta, ses jambes se dérobèrent sous lui et il se laissa tomber sur l’une des chaises de jardin. Son corps était secoué de sanglots, des larmes coulaient sur son visage sans qu’il puisse les arrêter. Un goût d’acide monta dans sa bouche.

            Soudain, un cri jaillit du salon.

            – Papa, papa, on t’a acheté du cidre et des bonshommes en pain d’épice ! lança Emily en débarquant sur la terrasse.

            Elle se jeta dans ses bras et il enfouit le beau visage de sa petite fille au creux de son cou tout en essuyant ses larmes avec sa manche.

            April remarqua sa tristesse et l’interrogea du regard.

            –  Je te ra-con-te-rai,articula-t-il en silence pour qu’elle puisse lire sur ses lèvres.

            – Tu as pu faire réparer l’ordinateur, papa ?

            Il secoua la tête.

            – Non, ma puce, mais ce n’est pas grave.

            – Je suis désolée, dit-elle en baissant les yeux tristement.

            – Ce sont des choses qui peuvent arriver, mon cœur. Tout le monde commet des erreurs. Ça te servira de leçon pour la prochaine fois.

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