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            Le ciel s’était couvert à une vitesse stupéfiante. Le soleil radieux du début de matinée avait cédé la place à un épais voile nacré d’où n’avaient pas tardé à tomber les premiers flocons. À présent, une neige fine et serrée tourbillonnait dans les rues du South End.

            Emma chassa les cristaux neigeux qui s’accrochaient à ses cheveux et resserra sa capuche. Elle déambulait depuis une vingtaine de minutes. En sortant de la maison des Shapiro, elle était repassée par son hôtel, mais sa chambre n’était pas encore prête. Elle avait alors décidé de faire quelques pas pour réfléchir au grand air. Malheureusement, le froid était si vif qu’elle avait l’impression qu’il anesthésiait son cerveau.

            Elle arriva à l’angle de Copley Square et de Boylston Street, là où s’élevait le bâtiment solennel de la bibliothèque publique de la ville. Sans hésiter, elle grimpa les marches du perron et pénétra dans un hall somptueux décoré de fresques et de statues.

            On se serait cru dans un palais de la Renaissance italienne. Elle fit quelques pas au hasard, dépassant le comptoir d’accueil et la billetterie – qui vendait les tickets d’une exposition temporaire – pour arriver dans une petite cour intérieure qui ressemblait au cloître d’une abbaye. En suivant les indications d’un gardien, elle passa les portiques de sécurité et emprunta le grand escalier de marbre qui montait jusqu’à la salle de lecture.

            Le Bates Hall était une pièce monumentale qui s’étendait sur près de soixante-dix mètres de longueur sous un immense plafond voûté. De part et d’autre de la salle s’étiraient des dizaines de tables en bois sombre équipées de lampes en laiton aux abat-jour d’opaline.

            Emma s’installa à l’extrémité de la salle pour profiter de la lumière naturelle. Elle sortit son téléphone et son ordinateur portable puis se mit au travail, essayant de passer au crible toutes les « pièces à conviction » qu’elle avait collectées lors de son expédition.

            Première chose à l’avoir intriguée : l’ascendance russe de Kate ou plutôt de celle qui avait américanisé son prénom, mais qui s’appelait en réalité Ekaterina Lyudmila Svatkovski.

            Née le 6 mai 1975 à Saint-Pétersbourg (Russie).

            Elle regarda les photos de l’enfance de Kate. Âgée de six ou sept ans, on la voyait poser près d’une pianiste – sa mère sans aucun doute – dans des salles de concert ou de répétition. On retrouvait ensuite les deux femmes sur des clichés en extérieur sur lesquels apparaissaient parfois des clochers à bulbes caractéristiques de l’architecture orthodoxe. Plus tard, vers onze ou douze ans, le décor changeait. À la grisaille de la Venise du Nord succédait celle de la cité d’émeraude. Emma reconstitua mentalement cet itinéraire : l’exil de Saint-Pétersbourg vers Seattle.

            Les yeux dans le vague, Emma se caressa le menton puis tapa sur Google : « Svatkovski + pianiste ». La mère de Kate avait droit à sa propre fiche Wikipédia. Elle la parcourut avec curiosité.

            Anna Irina Svatkovski(12 février 1954 à Saint-Pétersbourg – 23 mars 1990 à Seattle) était une pianiste russe. Elle est décédée de complications liées à une sclérose en plaques.

            Enfant prodige du piano, elle étudie au conservatoire Rimsky-Korsakov de Saint-Pétersbourg, bénéficiant de l’enseignement de grands maîtres du lieu.

            Elle débute sa carrière soliste à l’âge de seize ans avec le premier concerto de Rachmaninov accompagnée par l’orchestre de Saint-Pétersbourg. Elle est ensuite l’invitée de nombreux festivals et se produit dans les lieux les plus prestigieux tels que la Philharmonie de Berlin ou le Carnegie Hall de New York. Elle grave pour Deutsche Grammophon son premier enregistrement : la Sonate en si mineurde Franz Liszt. Le disque restera comme une référence absolue de l’œuvre.

            Alors qu’une brillante carrière s’ouvre à elle, son destin bascule en 1976 : une poussée de sclérose en plaques se déclenche alors qu’elle vient de donner naissance à sa fille. Les complications de cette maladie la contraignent à mettre entre parenthèses sa vie de concertiste. Au début des années 1980, elle part se faire soigner aux États-Unis, mais décède en 1990 après avoir passé ses dernières années dans la misère.

            Emma s’imagina l’enfance et le début d’adolescence de Kate. Une vie difficile dans un pays étranger, la culpabilité de se croire responsable de la maladie de sa mère, puis le traumatisme de sa mort qui avait dû influencer le choix de la carrière médicale de la jeune Kate. Elle compta en s’aidant de ses doigts. Si sa mère était morte en 1990, Kate n’avait alors que quatorze ou quinze ans. Qui l’avait élevée à partir de cette époque ? Son père ? Peut-être, mais ni la notice ni les photos ne signalaient son existence.

            Les clichés suivants étaient plus joyeux. On y voyait Kate à la prestigieuse université de Berkeley souvent en compagnie de la même jeune femme, une étudiante d’origine indienne. La fameuse Joyce Wilkinson ?se demanda Emma en repensant à la dernière « question secrète » de la société de surveillance. Quelque chose d’autre la titillait : sur ces clichés, Kate avait visiblement entre dix-huit et vingt ans, mais les traits de son visage n’étaient pas exactement les mêmes qu’aujourd’hui. Emma transféra les photos sur son ordinateur pour les comparer sur grand écran à des images plus récentes. La transformation était évidente, mais pas saisissante : pommettes plus hautes, visage plus symétrique. La jeune femme était assurément passée entre les mains d’un chirurgien esthétique. Mais pour quelle raison ? Pourquoi vouloir devenir « plus que parfaite » lorsque vous êtes déjà aussi jolie ?

            Peut-être un accident qui avait nécessité une chirurgie réparatrice ?

            Elle laissa planer la question sans pouvoir y apporter de réponse, puis s’intéressa au cliché glamour qu’elle avait aussi importé sur l’écran de l’ordinateur. À peine plus âgée que sur les photos précédentes, Kate fixait l’objectif d’un air de défi. Les mains croisées sur la poitrine laissaient deviner la forme de ses seins et ne cachaient ni son ventre ni la naissance de sa féminité. La photo dégageait une sensualité troublante.

            Qu’est-ce que ça fait de pouvoir avoir n’importe quel mec en claquant des doigts ?demanda Emma comme si elle s’adressait à Kate. Est-ce que la vie est plus facile ? Est-ce que l’on connaît les mêmes chagrins d’amour, les mêmes tourments que le commun des mortels ?

            Sans doute, si l’on en jugeait par les médicaments qu’elle avait trouvés dans son armoire à pharmacie…

            Elle fronça les sourcils et rapprocha son visage de l’écran tout en effectuant un agrandissement de la photo. À cette époque, Kate portait un tatouage sur le haut du bras gauche. Un signe que l’on ne retrouvait sur aucun des autres clichés. Était-ce un tatouage temporaire ou se l’était-elle fait retirer ? C’était impossible à dire. En revanche, Emma pouvait peut-être deviner le motif. À l’aide du pavé tactile, elle isola la zone du dessin pour la recadrer et l’agrandir encore. La figure d’un cheval pourvu d’une corne torsadée se dessina sur l’écran.

            Une licorne…

            Elle fit une copie du symbole sans savoir si cet élément relevait de l’anecdote ou avait une véritable importance. Puis elle leva les yeux de son écran et se frotta les paupières. Par la fenêtre de la bibliothèque, elle apercevait la neige qui tombait en flocons de plus en plus drus. Cette vision la fit frissonner. Ici, il faisait pourtant bon. Le chauffage ronronnait. Propice à la réflexion, le lieu était sécurisant, presque chaleureux et intimiste, malgré son gigantisme, comme si un vieux club anglais avait installé ses quartiers dans une cathédrale. Emma se raccrocha à des éléments qui la rassuraient : les milliers d’ouvrages richement reliés sur les rayonnages, le bruissement des pages qui se tournent, le glissement des stylos sur le papier, les touches d’ordinateur que l’on effleure.

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