– Quelle idée aussi de laisser une boisson chaude à proximité d’un ordinateur ! s’exclama le vendeur.
– C’est ma fille. Elle a quatre ans et demi et…
Sentencieux, le vieux ne le laissa pas finir sa phrase.
– J’crois que l’chocolat chaud, c’est l’pire substance à renverser sur du matos informatique.
Matthew soupira. Il n’était pas venu ici pour qu’on lui fasse la leçon.
– Bon, vous pouvez m’aider ou pas ?
– Faut voir. Si la carte mère n’est pas bousillée, m’est d’avis qu’il faudra au moins changer le top case. Mais vu ce que ça va vous coûter, j’me d’mande si c’est rentable. L’est pas très récente, vot’ bécane.
Ses yeux disparaissaient à moitié derrière de petites lunettes rondes cerclées de métal.
– Elle a une grande valeur sentimentale. Vous pouvez l’ouvrir ?
– C’est ce que j’vais faire. J’vous prépare un devis pour la semaine prochaine ?
– La semaine prochaine ? Impossible ! J’ai besoin de cet ordinateur aujourd’hui.
– Ah, ça va être difficile, chef.
– Combien ?
– …?
– Combien pour vous y mettre tout de suite ?
– Tu crois que l’argent peut tout acheter, chef ? Tu crois que ton pognon te donne tous les droits ?
– Arrêtez de vous prendre pour Che Guevara et cessez de m’appeler « chef ».
Le vendeur réfléchit un instant et finit par proposer :
– Si t’es prêt à aligner cinq Benjamins1, on peut commencer à discuter. C’ton problème, après tout…
– Très bien. Je vous donnerai cet argent, mais mettez-vous au boulot. Maintenant.
Armé d’un tournevis, le vieux démonta l’habitacle en aluminium et entreprit de nettoyer les circuits avec une solution d’alcool isopropylique, éliminant consciencieusement toute trace de lait chocolaté, prenant garde de ne pas abîmer les connexions électroniques.
– Faut à tout prix éviter qu’en rallumant l’ordinateur, la chaleur ne transforme en caramel l’sucre du chocolat, expliqua-t-il en marmonnant dans sa barbe.
Une fois cette opération terminée, il brancha une sorte de vieille lampe radiateur munie d’un réflecteur de cuivre.
– Pour faire sécher les composants, y a rien de mieux.
– Il faut attendre combien de temps ? s’impatienta Matthew.
– La patience est la vertu cardinale, chef. Va m’chercher mon fric et reviens d’ici trois quarts d’heure. Apparemment, le disque dur est intact. Pour 200 dollars supplémentaires, j’peux t’en faire une copie pour que tu puisses au moins récupérer tes données.
Le type profitait honteusement de la situation, mais Matthew ne chercha même pas à marchander tout en se désolant que la vie de sa femme dépende désormais des manipulations de ce margoulin sans scrupules.
– OK, à tout à l’heure.
Il sortit dans la rue, s’arrêta au premier distributeur pour retirer 700 dollars et fit quelques pas pour rejoindre l’un des nombreux cafés de Harvard Square. Il se laissa tomber sur un siège, démoralisé.
Qu’allait-il se passer à présent ? Même si l’ordinateur redémarrait, rien ne garantissait à Matthew qu’il pourrait reprendre contact avec Emma. Leur dialogue à travers le temps ne tenait qu’à un fil, fragile, irrationnel, presque magique… mais qui risquait de se dissoudre dans du chocolat chaud ! Il repensa au dernier mail d’Emma. Ses dernières phrases s’étaient incrustées dans sa mémoire :
J’ai beaucoup hésité avant de vous envoyer ce petit film en pièce jointe. J’espère qu’il ne vous heurtera pas trop. Veuillez me pardonner cette intrusion dans votre vie intime, mais savez-vous qui est l’homme en compagnie de votre femme ?
Ce ton lui déplaisait. Que sous-entendait-elle ? Que Kate le trompait ? Que le film en question compromettait son honneur ? Non, c’était impossible. Il n’avait jamais douté de l’amour de sa femme et rien n’avait jamais fissuré cette confiance, ni avant ni après sa mort.
Matthew prit une gorgée de café et essaya de se faire l’avocat du diable.
Peut-être que leur vie sexuelle était un peu plus terne qu’aux premières heures de leur relation. Elle avait été torride, puis la naissance d’Emily était arrivée très vite. Mais les choses avaient repris leur cours. Peut-être moins intensément qu’au début, mais n’était-ce pas le lot commun de la plupart des couples ?
Il continua de se faire mal. Et si Kate avait eu un amant ? Il secoua la tête. Aurait-elle eu envie d’en prendre un qu’elle n’aurait pas trouvé le temps ! Kate travaillait nuit et jour, tout le temps. Des horaires infernaux à l’hôpital qu’elle prolongeait par la lecture et l’écriture d’articles et d’ouvrages médicaux. Son peu de temps libre, elle le passait auprès de lui et d’Emily.
Pensif, il se frotta le menton. Après la mort de sa femme, il s’était débarrassé de tous ses vêtements. Un camion de l’Armée du Salut avait emporté toutes ses affaires sans qu’il fasse le moindre tri pour ne pas s’infliger de douleur supplémentaire. Par la force des choses, il avait classé les papiers de Kate après son décès. Du côté financier, ils avaient un compte commun et il n’avait remarqué aucune dépense surprenante. Rien de suspect non plus dans les dossiers de son ordinateur. La seule chose qui l’ait stupéfié était les antidépresseurs qu’il avait trouvés dans sa salle de bains. Pourquoi Kate ne lui en avait-elle jamais parlé ? Il avait mis ça sur le compte de la surcharge de travail. Peut-être aurait-il dû creuser davantage…
*
– T’as mon oseille, chef ?
Matthew tendit les sept billets de 100 dollars au vieux hippie qui les fit disparaître dans la poche de son jean.
– C’est bon ? demanda-t-il en désignant les composants qui continuaient de sécher sous le réflecteur de la lampe.
– Ouais, on va pouvoir r’monter tout ça, dit-il en joignant le geste à la parole.
L’opération dura encore un bon quart d’heure, au terme duquel le vendeur prit un ton solennel :
– C’est le moment d’croiser les doigts, chef.
Il appuya sur le bouton de mise sous tension et le miracle se produisit. L’ordinateur se mit en marche, ronronna puis invita à rentrer le mot de passe de la session.
Alléluia !
Le clavier tactile fonctionnait parfaitement. Soulagé, Matthew tapa le code qui fut validé par le système.
– Peut dire que vous avez une veine de cocu ! s’exclama le hippie.
Matthew ignora la remarque. Il ouvrit un dossier, puis une application. Il allait se connecter à Internet lorsque brutalement l’écran se figea avant de devenir noir.
Plus rien.
Il essaya de le rallumer.
Rien à faire.
– L’est grillé, affirma le vendeur. C’était trop beau pour être vrai.
– Mais il doit bien y avoir quelque chose à faire. Remplacer des composants ou bien…
– Ça sera sans moi, chef. Ta machine est morte. C’est la vie.
Il lui tendit un disque dur externe.
– J’ai extrait de ta bécane tout c’qui était récupérable. C’est l’essentiel, non ?
Non.
Ce n’était pas l’essentiel…
14
Ekaterina Svatkovski
Tu ne convoiteras point la femme de ton prochain.
Exode, 20.17
Boston, 2010
11 heures du matin