– Ça, c’est sûr ! répondit-elle en levant son beau visage vers le soleil.
Comme souvent, le trop-plein de luminosité lui donna envie d’éternuer.
– À tes souhaits, mon bébé.
– Je suis plus un bébé !
Cet éternuement…
Matthew plissa les yeux, puis se pétrifia, cloué sur place par un souvenir refoulé qui venait de lui exploser à la figure comme une grenade.
*
Six mois plus tôt, le 4 juillet 2011, jour de la fête nationale, il avait accepté une invitation de Rachel Smith, une de ses collègues à Harvard, qui organisait un barbecue dans sa résidence secondaire à Cap Cod : un ancien phare niché sur un bras de mer rocheux, l’océan à perte de vue. Pendant que les hommes s’occupaient des grillades, les femmes papotaient près de l’eau et les enfants jouaient dans le phare sous la surveillance d’une nounou de la famille.
– Qui veut du poulet ? Qui veut des hot-dogs ? cria à la cantonade David Smith, un type sympathique, toujours d’humeur égale, qui travaillait comme médecin généraliste à Charlestown.
Immédiatement, les quatre gamines sortirent en courant de leur repaire pour se précipiter vers la nourriture. C’était une magnifique journée d’été. Le soleil tapait fort. En arrivant dans la lumière, Emily mit la main devant sa bouche et éternua à deux reprises.
– Ça lui fait ça chaque fois qu’elle passe de l’ombre à la lumière, nota Matthew. C’est bizarre, non ?
– Ne t’inquiète pas, lui dit David. C’est un phénomène connu : la lumière fait éternuer environ une personne sur quatre. C’est une particularité génétique bénigne. En médecine, on appelle ça le réflexe photo-sternutatoire.
– Comment tu l’expliques ?
Le médecin remua dans l’air sa longue fourchette à steak comme s’il se trouvait devant un tableau noir.
– Bon, tu vois les nerfs optiques ? Ils sont situés à proximité d’un grand nerf crânien : le nerf trijumeau qui contrôle la sensibilité de tout le visage. C’est lui par exemple qui permet la production de larmes et de salive ainsi que les expressions du visage. Et c’est ce nerf qui déclenche les éternuements.
– D’accord, acquiesça Matthew.
David continua en pointant le soleil.
– Lors d’un afflux brutal de lumière, il y a chez certaines personnes une sorte d’interférence entre ces deux nerfs : la luminosité stimule le nerf optique qui « court-circuite » le nerf trijumeau et provoque l’éternuement.
– Comme deux fils électriques ?
– T’as tout compris, mon pote.
– Et tu es certain que ce n’est pas grave ?
– Absolument ! C’est juste une petite anomalie congénitale au niveau du nerf crânien. D’ailleurs, tu dois toi-même avoir ce problème, non ?
– Pas du tout, je n’ai jamais ressenti ça.
– Alors Kate devait l’avoir, c’est sûr.
– Pourquoi ?
– C’est ce que l’on appelle un trait génétique de transmission autosomique dominante.
– Ce qui signifie ?
– Que toute personne atteinte de cette anomalie a au moins un de ses parents atteints. Donc, si ce n’est pas toi, c’était obligatoirement Kate. Tiens, prends ton steak avant qu’il ne brûle.
Matthew avait hoché la tête et s’était éloigné quelques instants. Pensif. Pendant quatre ans, pas une seule fois il n’avait vu Kate éternuer à la lumière…
– Papa, regarde mon gros hot-dog ! cria Emily en se jetant dans ses bras, envoyant dans son élan une belle giclée de ketchup sur la chemise de son père. Oh…
– Ce n’est pas grave, mais attention, chérie, tu fais des gestes trop brusques.
Il essuya la tache de sauce tomate sur son vêtement tout en repensant à ce que venait de lui raconter le médecin. Puis il choisit de ne pas se tracasser avec ça et refoula cet épisode très loin dans sa mémoire.
*
Maintenant, cette scène lui revenait brutalement à l’esprit.
Retour au présent. Retour à la colère. À la sidération. À la détresse surtout. Un doute atroce s’instillait en lui. Et si Emily n’était pas sa fille ? Il se refit le film à l’envers. Il avait rencontré Kate en octobre 2006. D’après ce qu’elle lui avait laissé entendre, Emily avait été conçue le 29 octobre. Elle était née huit mois plus tard, le 21 juin, le jour de l’été. Un bébé prématuré d’un mois, c’était commun. Sauf qu’Emily n’avait rien d’une prématurée : 3,4 kilos à la naissance, grande de 52 centimètres, elle n’était pas restée longtemps en observation à l’hôpital. Mais là encore, tout à sa joie d’être père, il ne s’était pas embarrassé de ces « détails ».
– Ça va, papa ? Tu veux goûter ton pain d’épice ?
La question d’Emily ne le sortit pas tout à fait de ses pensées.
– Plus tard, chérie, marmonna-t-il.
Il se tourna vers April et, sans lui donner la moindre explication, lui annonça :
– Il faut que j’aille faire une course.
*
Boston, 2010
12 h 30
Le taxi abandonna Emma sur Somerset Street, au cœur de Wattapan. Situé à l’extrême sud de Boston, le quartier n’était pas le genre d’endroit auquel les guides touristiques consacrent plusieurs pages. À cause de la neige, les rues étaient presque désertes. Emma ne s’y sentit pas en danger, mais le décor n’était pas des plus reluisant : des petits immeubles en brique en attente de rénovation, des entrepôts, des maisons aux toits de tôle, des murs saturés de graffitis et des palissades entourant des terrains vagues.
En remontant l’avenue à la recherche de la patinoire, elle croisa un groupe de clochards qui squattaient le trottoir pour se réchauffer autour d’un brasero, en descendant des canettes de bière dissimulées dans des sacs de papier kraft. Des insultes imbibées d’alcool fusèrent sur son passage, mais il en aurait fallu plus pour l’intimider ou la faire renoncer.
Enfin, elle arriva devant le bâtiment de la patinoire municipale. Un gigantesque hangar métallique à la façade « repeinte » par les tags des lascars du quartier. Emma s’y engouffra. Elle acheta un ticket pour pouvoir pénétrer dans la salle, mais descendit directement dans les gradins sans passer par les vestiaires.
Des cris d’enfants résonnaient bruyamment dans l’enceinte. Sur la glace, une moitié de la surface était réservée à un groupe d’écoliers de six ou sept ans qui suivaient un cours d’initiation au hockey dispensé par un jeune moniteur. Deux institutrices accompagnaient la séance, relevant les gamins qui chutaient, fixant leurs patins, réajustant leurs casques ou leurs protège-tibias.
Emma s’approcha au bord de la surface verglacée. Parmi les deux monitrices, elle reconnut immédiatement Sarah Higgins. Elle avait coupé ses cheveux très court et perdu encore quelques kilos. Vêtue d’une paire de jeans et d’un pull à grosses mailles, elle avait évidemment un peu vieilli par rapport aux photos.
– Madame Shapiro ?
Elle se retourna brusquement comme sous le choc d’une décharge électrique et fixa Emma, sidérée. Depuis quand ne l’avait-on plus appelée comme ça ?
– Qui êtes-vous ? demanda l’institutrice en patinant pour se rapprocher du bord.
– Une amie de Matthew. Je crois qu’il a des ennuis et j’aimerais l’aider.
– Ça ne me regarde pas.
– Vous avez cinq minutes à m’accorder ?
– Pas maintenant. Vous voyez bien que je travaille.