Têtu comme il l’était, Fandor ne pouvait pourtant pas se décider à renoncer à voir l’infant don Eugénie. Il était venu en Espagne pour cela.
Après cinq jours passés dans le pays, Fandor n’était cependant pas plus avancé qu’au moment de son arrivée.
Certes, il avait bien remarqué que l’Escurial était construit en forme de gril pour rappeler le supplice de certains martyrs chrétiens, couchés jadis dans la Rome païenne, sur des grils chauffés au rouge, mais cette particularité laissait le journaliste indifférent. Il avait cru deviner, d’après les dires d’un garde civil qu’il avait grisé un soir, que la partie nord du château était, en général, l’endroit où se trouvaient les appartements réservés aux infants.
— Si don Eugenio est à l’Escurial, se disait Fandor, contemplant mélancoliquement les petites fenêtres étroites percées dans la façade du château, il est quelque part par là. Mais comment diable arriver jusqu’à lui ?
En bonne tactique, Fandor avait naturellement essayé de télégraphier, d’écrire, de faire porter un message à don Eugenio, mais ce billet était demeuré sans réponse, ses messagers n’avaient pu dépasser le corps de garde.
— Puisqu’on ne veut pas me recevoir, songeait le journaliste, j’entrerai de force, et voilà tout.
Mais c’était là une entreprise téméraire en son principe, impossible peut-être, en fait. Il est impossible d’entrer à l’Escurial sans posséder, soit le mot de passe qui fait fléchir les consignes les plus sévères, soit une lettre d’audience dûment timbrée, signée, paraphée, par le colonel commandant le château. Or, Fandor, bien entendu, ne possédait ni l’un ni l’autre.
— Eh bien tant pis, murmurait-il, tout en faisant le tour de l’énorme palais, j’entrerai par une petite porte, par une gouttière, par n’importe quoi, mais j’entrerai. Je suis venu pour voir don Eugenio, je le verrai.
Or, au tournant d’une muraille, Fandor sursauta d’étonnement en apercevant un homme tranquillement assis sur l’herbe et serrant entre ses jambes une volumineuse bouteille d’alcool, à laquelle il semblait puiser avec complaisance.
— Ça, c’est pas ordinaire, pensa le journaliste, que diable fait-il ici, ce coco-là ?
Bâti, en effet, sur le sommet désert d’une haute colline, l’énorme Escurial est toujours désert. Nul ne s’approche de lui, nul n’ose longer ses murailles et Fandor déjà commettait une sorte de sacrilège en les suivant comme il le faisait.
Or, l’homme qu’il apercevait à l’improviste, un individu qui n’était point vêtu en Espagnol, qui paraissait plutôt quelque Allemand, quelque Italien, était vautré sur l’herbe et aussi tranquille, en apparence, que s’il s’était trouvé à des centaines de kilomètres du sinistre bâtiment.
— Ça, reprenait Fandor, en considérant toujours l’homme, occupé à boire, c’est un lascar original.
Et Fandor supposait immédiatement que ce passant devait être un employé de l’hôtel, ayant fini sa journée de travail et venu là pour respirer le bon air.
Or, Fandor, immédiatement, tentait d’entrer en conversation. Il s’approchait du buveur et, familièrement, en bon français, le questionnait :
— Et alors, camarade, ça va la boisson ? C’est sucré ? Vous n’avez pas l’air de vous embêter.
L’autre ne répondit point, mais rit d’un rire niais, large et satisfait. C’était un homme assez grand, semblait-il, qui avait le visage le plus étonnant du monde : des sourcils épais, fournis, dessinaient un rond presque régulier autour de ses yeux et se rejoignaient au milieu de son front. Une moustache mal taillée, coupée dru, embroussaillait ses lèvres, cependant qu’une barbiche épouvantablement sale cachait son menton.
— Dites donc, reprenait Fandor, qui êtes-vous ? et de quel pays ? Je suis français, moi.
— Je suis auvergnat, fouchtra !
L’homme avait répondu avec une tranquillité parfaite. Il s’interrompit pour puiser encore une copieuse rasade à sa bouteille.
Son calme, toutefois, semblait s’accompagner d’une certaine gaieté.
— Ah vous êtes auvergnat, mais pourquoi diable riez-vous ainsi ? Je suppose que ce n’est pas la vue de ce palais qui vous semble rigolote ? Vous y êtes employé, peut-être bien ?
— Non.
L’Auvergnat avait répondu d’un ton sec et décisif. Or, à la minute, Fandor bondissait en arrière.
— Mais qui êtes-vous ?
Et la voix de Fandor, en prononçant cette question, tremblait.
L’Auvergnat se releva.
Mais, au moment où il se redressait, Fandor s’apercevait qu’il tenait quelque chose de brillant à la main. Et, à l’instant, le jeune homme lui aussi, fouillait dans sa poche fébrilement :
— Bas les masques, cria Fandor, qui êtes-vous ?
— Pourquoi me le demandez-vous ? vous m’avez reconnu.
Fandor tira son revolver.
— Fantômas ! hurla-t-il.
Mais le bandit, car c’était bien lui, secouait lentement la tête :
— Fantômas ? disait-il, peut-être, Jérôme Fandor, mais c’est avant tout le père d’Hélène qui vous parle. Vous savez où est ma fille ?
— Non, je ne le sais pas.
Fantômas, pourtant, avait arraché sa perruque, arraché ses faux sourcils, arraché sa barbe. C’était son visage glabre, énergique, volontaire que Fandor contemplait. Le bandit paraissait au comble de la colère. Son regard se fixa sur celui de Fandor :
— Vous mentez, Jérôme Fandor ! Si vous êtes ici à l’Escurial, c’est que vous savez où est Hélène.
— Vous vous trompez, je cherche votre fille, mais je ne sais pas où elle est.
Un silence pesa entre les deux hommes. Jérôme Fandor tenait à la main son revolver, prêt à faire feu. Fantômas, lui aussi, était armé.
Fantômas reprit d’une voix plus douce :
— Jérôme Fandor, voulez-vous que nous cherchions ensemble Hélène ?
Fandor, à cet instant, oublia toute mesure, tant la colère et la haine l’aveuglaient. Il oublia même son meilleur ami. Il ne songea plus aux dangers que courait Juve. Il ne pensa pas, devant le tortionnaire, à prendre aucun ménagement, aucune précaution, il hurla :
— Fantômas, je vous somme de vous rendre ! Il y a dix ans que nous vous poursuivons, et aujourd’hui, je n’hésiterai pas !
Fandor avait levé le bras. Mais il ne pressait pas sur la détente. Même devant cet ennemi mortel, même devant Fantômas, Fandor ne pouvait se décider à faire le geste qui tue.
D’ailleurs, il n’était plus temps d’hésiter. Aussi vif que lui, Fantômas avait aussi braqué son arme.
— Allons, Jérôme Fandor, gouaillait le bandit, vous n’y songez pas : me rendre, moi ? Pourquoi ? Que je voie votre doigt bouger sur la détente et je fais feu. Vous me tuerez peut-être, mais je vous tuerai aussi.
Fantômas ne mentait point. Se menaçant tous les deux de leurs revolvers, lui et Fandor feraient feu ensemble. C’était ensemble sans doute, si ce duel tragique avait lieu, qu’ils se tueraient l’un et l’autre.
Entre eux, à quelques pas de Fantômas, comme à quelques pas de Fandor, quelque chose de brillant, qui reluisait aux derniers rayons de soleil, tomba sur le sol, probablement jeté de l’une des fenêtres du Palais.
Les deux hommes tressaillirent.
— Mon Dieu, qu’est-ce que c’est ? cria Fandor.
Mais, en même temps, Fantômas s’était précipité. il ne faisait plus attention, semblait-il à Fandor ému, tremblant. Il s’agenouilla. Il ramassa l’objet qui venait de tomber :
— Un bracelet, hurla Fantômas, c’est un bracelet, le bracelet d’Hélène !
Il allait continuer à parler, lorsque l’objet, le bracelet d’or qu’il venait de ramasser, lui échappa brusquement des mains. Fantômas n’avait pas vu qu’il était attaché à un fil.
Fandor et Fantômas n’étaient point encore revenus de leur stupéfaction : le mince anneau d’or montait lentement le long de la muraille sombre de l’Escurial, qu’ils devaient se séparer.
— Señores, vous êtes priés de vous en aller. Il n’est pas permis de stationner ici.
Ni l’un ni l’autre n’avait fait attention à une patrouille brusquement survenue. Des gardes civils les contraignirent à s’éloigner. Fantômas s’en alla, rayonnant. Fandor dégringola la colline, oubliant qu’il venait de rencontrer l’épouvantable bandit, murmurant seulement tout bas :