— Venez, avait dit l’inconnue.
Et elle avait entraîné le garde civil vers la campagne, dans la direction de l’Escorial de Hijo, ils faisaient quelques pas en silence, puis la ballerine interrogeait :
— Vous vous appelez, señor ?
— Pedro Marcia, je suis votre serviteur.
— Señor, j’ai besoin de vous.
— Señorita, je vous appartiens.
— Vous saurez mon nom, señor, je me nomme la Recuerda.
— Ce sera le nom de celle que j’aime.
Hélas, le garde civil ne se doutait certes pas de la troublante et intrigante personne qu’était la Recuerda, – car c’était bien la Recuerda – qui, pour se venger de Fantômas, se trouvait à l’Escorial de Abajo.
— Señor, reprenait cependant l’extraordinaire et merveilleuse Espagnole, je retiens votre mot. Qui aime, ne compte point avec le danger. Señor, n’êtes-vous pas chargé de garder les tombeaux des rois, n’appartenez-vous pas au service de garde de l’Escorial ?
— Cela est vrai, señorita, mais pourquoi me demandez-vous ces choses ?
— Je suis marquée, dit simplement la danseuse.
Et elle n’avait point besoin, en vérité, d’expliquer davantage au garde civil ce qu’elle entendait par « être marquée ». Il existe, en effet, en Espagne, une superstition commune parmi le peuple, qui veut que certains individus nés dans de certaines conditions, soient désignés par le Ciel pour remplir de hautes destinées à laquelle leur naissance, semble-t-il, ne les appelle pas. On dit que ces heureux privilégiés sont « marqués » et nul ne doute que s’ils accomplissent certains devoirs spéciaux, tout ne leur réussisse dans la vie.
— Vous êtes marquée ? ripostait le garde civil, señorita, rien ne m’étonne de vous, vous devez être et vous serez parmi les plus heureuses, étant déjà parmi les plus belles. Puis-je vous demander la rançon de votre marque ? Puis-je vous aider à accomplir votre devoir ?
— Il se peut… Señor, ma marque dit qu’un jour ou l’autre quelque vaillant soldat m’aimera qui deviendra riche seigneur, cependant que moi-même, heureuse et fière, je mettrai ma main dans sa main et mon cœur dans son cœur. Señor, ma marque doit se réaliser si avant trois jours, – le terme m’est fixé – je puis danser devant le cinquième tombeau du cinquième roi d’Espagne, sous les voûtes mêmes de l’Escorial. Telle est ma marque.
— Telle est votre marque, señorita ?
— Danserai-je devant le cinquième tombeau ? interrogea brusquement la Recuerda.
Le garde civil venait de pâlir.
— C’est votre marque, señorita, et votre marque est peut-être un peu la mienne, puisqu’elle dit qu’un vaillant soldat vous aimera, dit-il enfin, vous danserez, señorita.
Il réfléchit quelques instants, puis lentement :
— Ce soir, à onze heures, par la poterne qui se trouve à l’angle de la quatrième tour.
***
À onze heures précises, Pedro, le garde civil, grâce à la complicité de deux camarades gagnés à sa cause, introduisait la Recuerda dans le Palais de l’Escurial.
— Señorita, souffla-t-il tremblant, refermant sans faire de bruit la poterne qu’il avait entrebâillée pour laisser entrer la jeune femme, je vous en supplie, ne parlez point et prenez garde que nul ne vous entende. Il faut que nous traversions tout le Palais, suivez-moi, je vous guiderai. Par la Madone, j’ai peur, mais je vous conduirai jusqu’au tombeau et vous accomplirez votre destin.
Il guida en effet la Recuerda le long des cours désertes et froides de l’Escurial. Adroitement, il lui fit éviter les patrouilles qui veillaient de toutes parts dans le gigantesque palais :
— Señorita, répéta de temps à autre le garde civil, prenez garde, ici nous traversons les cours où donnent les appartements des infants, certains habitent encore le palais.
— Don Eugenio est-il là ? interrogea la Recuerda.
— Je ne sais, señorita, le connaissez-vous donc ?
— Qu’importe.
À ce moment, Pedro marchait devant la Recuerda. Il était dans l’encoignure sombre d’une étroite voûte de pierre. À la réponse surprenante de sa compagne, le garde civil voulut se retourner, mais il n’eut point le temps d’effectuer ce mouvement. En une minute, avec une force surprenante de la part d’une femme, avec une habileté qu’elle tenait sans doute de son long séjour parmi les apaches parisiens, la Recuerda se jetait sur son guide. Et, quelques secondes après, sans qu’il eût pu se défendre, sans qu’il eût osé appeler à l’aide, Pedro, le pauvre garde civil, était étroitement ligoté, bâillonné ; la Recuerda le considérait avec un sourire amusé.
— Mon beau Pedro, murmura l’extraordinaire aventurière à l’oreille du garde civil, vous songerez à ma marque si vous voulez vous distraire, vous songerez aussi, pour vous en repentir, au rapide abandon que vous avez fait de la malheureuse Pepita. D’ailleurs, je ne vous veux point de mal, j’ai seulement besoin d’agir seule.
La Recuerda traîna jusqu’à un soupirail le malheureux garde civil, plus mort que vif. Elle le jeta de force dans une cave, elle rit en entendant son corps rouler lourdement sur le sol.
— Bonne nuit, caballero ! cria la Recuerda. L’Escurial est visité tous les huit jours, si je ne me trompe, vous ne mourrez pas, on vous sauvera.
Et, ayant dit, la Recuerda, furtive, se glissa le long d’un corridor, avant de monter par le grand escalier.
17 – DRAME À L’ESCURIAL
— Quelle bâtisse, nom d’un chien, c’est pire qu’une caserne, dans le style d’une prison et gai comme le Mont-de-Piété.
Sans le moindre respect pour la majesté, indiscutable cependant, de l’Escurial, Fandor contemplait l’énorme château, une moue dédaigneuse aux lèvres, nullement conquis par l’aspect rébarbatif de la demeure royale.
Pourquoi Fandor se trouvait-il donc à l’Escurial ?
Lorsque le jeune homme avait appris par Delphine Fargeaux qu’Hélène devait être en Espagne, Fandor, en réalité, n’était pas du tout persuadé de la chose, ne tenait nullement pour démontré que la fille de Fantômas fût réellement aux mains de l’infant.
Toutefois, Fandor n’avait pas hésité lorsqu’il s’était rencontré à la Boîte à Josephavec la Recuerda que lui déléguait Fantômas, à affirmer à cette dernière qu’Hélène se trouvait à l’Escurial.
Fandor, sachant que Juve était prisonnier de Fantômas – puisque le sinistre bandit avait eu la cruauté de faire dérouler cinématographiquement devant Fandor les phases de la captivité du policier – avait décidé que la meilleure façon de sauver Juve était encore de retrouver Hélène pour s’attirer si possible la bienveillance momentanée de Fantômas.
***
Vingt-quatre heures plus tard, Fandor était installé à l’Escurial de Abajo, dans une mansarde qu’il avait louée à un paysan et il commençait à rôder aux environs du palais.
Fandor était d’humeur détestable. Il avait pu se convaincre de l’état d’âme tout particulier des habitants du village. Les interroger sur l’Escurial, sur ceux qui y demeuraient, était chose inutile. Tous se taisaient, frappés de stupeur dès que l’on prononçait le nom du palais. Ils se signaient lorsque l’on voulait savoir au juste ceux des grands seigneurs de l’Espagne qui habituellement y demeuraient.
N’ayant rien pu tirer des Espagnols, Fandor s’était rabattu sur le personnel du superbe Palace, édifié par les soins d’une compagnie anglaise au village même, pour abriter les nombreux touristes.
Malheureusement, les gens de l’hôtel, des « civilisés, ceux-là », comme disait Fandor, ne connaissaient rien de l’Escurial. Tout ce qu’ils en savaient, c’est qu’à certaines dates, des visites étaient autorisées moyennant finance.
— Quels idiots ! grommelait Fandor, je n’ai rien à faire dans la partie du palais où l’on autorise les touristes à promener leurs guêtres jaunes.
« Ça va, songeait Fandor en renonçant à faire bavarder ceux qu’il interrogeait, il paraît que les habitants de l’Escurial sont des gens qu’on n’approche pas facilement et que le populaire ignore.