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— Des pas de mule dansés par une ânesse !

Et tout de suite ce fut le scandale. Les gardes civils s’étaient trouvés debout, fronçant les sourcils, faisant un grand bruit de sabre, prêts à défendre la Pepita, leur idole.

Non moins furieux, les paysans s’étaient levés, eux aussi. Pour la Pepita, elle s’était arrêtée net de danser, ses yeux noirs jetaient des éclairs, elle mordait ses lèvres de ses dents blanches, frissonnante, elle demanda :

— Qui donc a parlé ? qu’il s’avance le capitan qui ne m’applaudit pas !

Et, en vérité, elle était superbe de dépit. Aussi bien, la raillerie qu’on venait de lui adresser était une de ces railleries qu’une danseuse espagnole ne peut pardonner.

Et déjà, frémissante, elle cherchait à sa jarretière la navaja qu’elle y portait, prête à tirer vengeance immédiate de l’affront qu’on lui faisait subir.

— Qu’il avance, le capitan qui me dédaigne !

Dans l’atmosphère lourde du bouge où le tumulte s’éternisait, la voix claire et argentée de la Pepita avait des résonances étranges.

— Paix ! interrompit Alphonse, tenancier de la maison. Si quelqu’un n’est point content, qu’il sorte, c’est dehors que ces choses-là se règlent.

Et les gardes civils, d’un commun accord, demandèrent :

— Où est-il donc, l’insulteur de la Pepita ?

Mais, à ce moment, une stupeur arrêtait net ceux qui se dressaient dans le bouge pour défendre la Pepita. Sur le seuil de la porte, nonchalamment appuyée à la grille de bois, une apparition se tenait, apparition exquise, divine, celle d’une femme tout enveloppée d’un long manteau noir dont on ne voyait guère que le visage, un pur visage d’Espagnole de race, aux lignes fines et fermes encadré d’une merveilleuse chevelure noire dont les reflets soulignaient encore la blancheur du teint.

Et cette femme, cette femme apparue là, cette femme riait.

— Oh la señora, disait-elle enfin, calmez votre courroux, ce n’est point un homme qui vient de parler, c’est une femme, je n’insulte pas la Pepita, je constate simplement qu’elle ne sait pas danser.

Mais c’était en vérité trop d’audace.

L’inconnue n’avait pas achevé de parler que la Pepita, déjà avait bondi vers elle.

Dans sa main sa lame brillait. Ses yeux jetaient des éclairs :

— Par la Madone ! hurlait la danseuse. Fille du diable, je te rentrerai tes propos dans la gorge !

Et un drame se fût peut-être déroulé, car la Pepita était fille à faire comme elle disait et l’inconnue n’avait pas bougé, n’avait pas reculé, insoucieuse, semblait-il, si l’un des gardes civils qui, tout à l’heure s’était fait champion de la Pepita, n’avait arrêté la ballerine par le bras :

— Señorita, disait-il, on ne se bat point de femme à femme et vous ne voudriez point tuer une enfant qui a des yeux aussi beaux que les vôtres.

Tourné vers l’inconnue, le garde civil continuait :

— Señorita, ici, nous aimons la Pepita et nous trouvons qu’elle danse comme dansent les anges de Dieu, mais par la Madone, puisque vous n’êtes point de notre avis, soyez donc la bienvenue parmi nous et dansez à votre tour. Qui traite d’ânesses les oiseaux, qui parle de mules devant l’envolée des fleurs, doit, à coup sûr, mériter nos applaudissements. Señorita, à votre tour, dansez mieux qu’elle et la Pepita sera la première à vous applaudir.

C’était fort bien parlé et la Pepita n’y contredisait pas :

— Dansez, señorita, dit-elle subitement calmée, en jetant aux pieds de l’étrangère son tambourin et ses castagnettes, l’ânesse apprendra peut-être le fandango en vous regardant, qu’à vous entendre, elle ne sait point interpréter.

Or, la femme qui s’appuyait toujours à la barrière de bois de la maison de danse, souriait.

Elle comprenait sans doute ce qu’il y avait d’ironique dans la façon dont on l’invitait à succéder à la Pepita. Elle devinait qu’on s’apprêtait à la siffler pour venger l’insulte qu’elle venait de faire à la danseuse favorite, pourtant elle n’hésita pas.

— Soit, señores, je danserai.

D’un coup de pied elle ouvrit la barrière, entra dans la maison de danse.

— Señor, vous garderez mon manteau. Vous garderez mon manteau, reprenait la nouvelle venue et je vous paierai votre service en vous donnant cette fleur.

Au coin de ses lèvres, elle tenait en effet une superbe fleur rouge qui rehaussait encore la nacre de ses joues. À la volée, elle l’envoya au garde civil qui pâlit soudain.

Puis, l’inconnue s’avança dans le rond de lumière que dessinait la lampe suspendue à la poutre du plafond, brusquement elle apparut sortant de l’ombre, à tous les regards.

À peine était-elle entrée dans le flot de lumière qu’un frisson passait sur l’assistance. L’étrangère était admirablement belle. Elle portait le costume des danseuses professionnelles, la jupe tombant jusqu’aux chevilles, toute garnie de volants de dentelles, semées de clochettes argentines et de grelots. Dans son chignon brillaient deux grands peignes de corail, un collier d’ambre ruisselait sur sa poitrine. Elle était mutine, provocante, troublante :

— Señores, je danse, annonça-t-elle.

Et elle dansa. Sur un rythme populaire en Espagne, un rythme fiévreux et ardent qu’elle indiquait de ses castagnettes et que les joueurs de guitare soulignaient instinctivement d’une basse chantante, elle interprétait follement, rapide par moments, adorablement lascive en d’autres, une valse de fantaisie.

Au sein du bouge empuanti de l’odeur des pipes et des longues cigarettes d’âcre tabac, elle fut quelques instants comme un flocon tourbillonnant de neige, comme un pétale de fleur agité par la brise insensible.

Touchait-elle terre ? On en eût douté. Toute sa personne était grâces et mouvements, elle dansait et mimait à la fois, il y avait dans le jeu de ses bras, dans l’éclair de ses yeux, l’ardeur des déclarations d’amour, la foi des étreintes, l’abandon calme des causeries le soir au clair de lune.

Et puis, brusquement, elle accéléra son pas, secoua plus frénétiquement ses castagnettes palpitantes, à quatre temps sur trois pointes qu’eussent jalousées les plus célèbres danseuses, et elle s’arrêta net.

Et alors, cependant qu’au fond de la salle la Pepita, de rage, déchirait de ses dents aiguisées comme des couteaux un fin mouchoir de dentelle, les bravos éclatèrent, furieux, prodigieux, enthousiastes.

— Bravo, bravo !

On jetait des fleurs, on jetait des éventails, on agitait les chapeaux, jamais de mémoire d’homme on n’avait assisté à pareille danse à l’Escurial de Abajo.

Le garde civil, qui portait le manteau de la ballerine, s’empressait, heureux et fier.

—  Qué bonita señorita ! s’écria-t-il.

Mais la danseuse, d’un coup d’œil le remerciait de sa galante exclamation :

—  Qué bonito caballero, répondit-elle.

Et il n’était pas moins flatteur pour elle d’être traitée de jolie femme, qu’il n’était agréable pour le garde civil d’être qualifié de superbe cavalier.

Pourtant, de toutes parts, on redemandait une danse.

— Encore, encore, señorita ! Par pitié, dansez toujours !

L’étrangère secouait la tête :

— Merci señores, fit-elle, mais je ne danse plus.

Elle avait repris sa mante, tranquillement elle s’en enveloppait, elle allait partir.

Or, comme l’inconnue se dirigeait vers la porte de la maison de danse, cependant que, galamment tous les assistants, en dignes Espagnols qu’ils étaient, se levaient pour la saluer, n’osant insister pour la faire danser encore, car on ne voudrait pas en Espagne importuner une femme, elle se tourna vers le garde civil à qui elle avait confié quelques instants avant ses vêtements et posa sur son épaule une fine menotte.

— Señor, j’ai deux mots à vous dire, vous plaît-il de m’accompagner ?

Rayonnant, le visage épanoui, le garde civil, naturellement, s’empressait :

— Je suis señorita, votre humble serviteur.

Dehors, car elle sortit immédiatement de la maison de danse, ils rencontrèrent peu de passants, il était près de huit heures du soir, on flânait devant les portes, respirant l’air frais du soir, mais paresseusement, chacun restait chez soi.

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