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Juve alors fit le tour du Château Noir suivant, d’aussi près que possible, les murailles avec la crainte continuelle de mettre le pied dans l’une des trappes que Fantômas, il le savait par expérience, avait dû multiplier autour de sa prison. Juve gagna un fourré, alla s’y dissimuler, commença à guetter. Malheureusement, il était une chose que le policier n’avait point prévue : c’est que les forces humaines ont des limites. Juve était épuisé, rompu de fatigue, il n’en eut pas conscience, mais il s’endormit profondément.

***

— Fouillons le château !

Minutieusement, Michel et Léon, accompagnés de Backefelder et des agents, fouillaient jusqu’en ses moindres recoins le sinistre Château Noir. Ils ne trouvaient pas trace de Juve, ils ne trouvaient rien qui les mît sur la piste du policier ou même de Fantômas.

Les larmes aux yeux, désespéré, Michel, après de longues heures de recherches, donnait l’ordre de retraite :

— Fouillons le parc, disait-il. Mais, hélas, je crois bien que nous ne retrouverons plus jamais Juve.

Or, quelques minutes plus tard, avec un ahurissement absolu, Michel lui-même, alors qu’il faisait le tour de la propriété et fouillait les buissons, découvrait qui ? Juve. Endormi.

— Monsieur Backefelder ! Léon ! Par ici. Le voilà !

À peine réveillé, Juve tomba dans les bras de ses amis.

— Oui,  faisait-il,  j’ai  pu m’échapper.  Cela  n’est rien, ce que je regrette, c’est de m’être endormi, ma parole, je suis déshonoré et je ne m’en consolerai jamais, je ne sais même pas combien il y a de temps que je ronfle comme un imbécile. Fantômas est peut-être venu, sans que je le voie.

Backefelder calma Juve :

— Ne vous inquiétez pas de cela, dit l’Américain, vous pouvez être certain que Fantômas n’a point dû se présenter au Château Noir à l’heure actuelle. Fantômas connaît sûrement ma propre évasion. Il doit donc se douter que, vous aussi, vous vous êtes évadé, car j’imagine qu’il a songé tout de suite que c’était vous qui m’aviez tiré d’affaire. De plus, les aventures du pont Caulaincourt donnent à penser que Fantômas a eu de quoi s’occuper à Paris. Juve, c’est à Paris que nous le retrouverons, c’est à Paris que nous nous vengerons.

Et Juve, après Backefelder, répéta d’une voix sourde :

— Vous avez raison, nous nous vengerons. Ah, fichtre de nom d’un chien, nous nous vengerons !

16 – LA « MARQUE » DE LA DANSEUSE

Construit en forme de gril, le grand palais de l’Escurial est célèbre dans toute l’Espagne et dans le monde entier.

C’est une énorme construction, bâtie en pierre noire, glaciale, froide, élevée sur les plans d’un moine, qui semble tout inspirée de la dévotion cruelle et sanguinaire de la vieille Espagne, de cette dévotion barbare et fanatique de l’Inquisition.

L’Escurial doit son nom au petit village bâti à très peu de distance, au pied de la colline qui l’écrase de tout son poids. Dans la langue du pays, pour distinguer la ville du château, on appelle communément le palais : l’Escorial de Hijo, c’est-à-dire l’Escurial d’en haut, et le village : l’Escorial de Abajo, c’est-à-dire l’Escurial d’en bas. Aussi bien, le bourg est misérable, c’est un de ces humbles petits villages d’Espagne comme il en est tant, et sa population ne comporte guère que des gardes civils, des gendarmes, des soldats aussi, qui y tiennent garnison.

Dans les rues de l’Escorial de Abajo, on ne parle d’ailleurs qu’avec respect et crainte de l’Escorial de Hijo. Il semble qu’une terreur secrète frappe les habitants, lorsqu’on s’entretient du palais devant eux. Ils se signent alors, courent à l’un des multiples autels creusés dans les façades de leurs misérables maisons, allument des cierges, répandent de l’eau bénite, invoquent la Madone. Il semble vraiment que parler de l’Escorial de Hijo est sacrilège et que des maléfices peuvent atteindre tous ceux qui jettent les yeux sur le sinistre palais.

D’où vient la crainte qu’inspire le nom seul de l’Escurial ? Il n’est pas facile de le démêler. Le paysan espagnol est, en réalité, et malgré ses dehors de piété exubérante, des plus superstitieux. Peut-être s’effraye-t-il en songeant que l’énorme bloc de pierre qui domine son horizon n’est pas seulement la résidence superbe des rois espagnols, mais encore leur dernier sépulcre.

C’est en effet dans l’Escorial de Hijo que se trouvent les tombeaux de tous les souverains d’Espagne, les tombeaux des infants et des infantes. C’est là que leurs cendres reposent, protégées des outrages du temps par des granits inattaquables aux siècles.

***

Au village de l’Escorial de Abajo, comme dans tous les villages d’Espagne, les maisons de danses sont nombreuses. Ce sont à la fois des cabarets et des salles de bals. Elles ont un caractère particulier et pittoresque, qui n’est pas sans intéresser et intriguer tant soit peu l’étranger qui, toujours, se demande au juste ce que l’on peut faire à l’intérieur de ces masures sordides, mais qui continuellement retentissent du cliquetis des castagnettes, des accords des mandolines ou des guitares.

Le seuil passé, on se trouve dans une salle basse, obscure, car les volets sont perpétuellement clos pour arrêter les rayons du soleil torride. Le sol est fait de terre battue. Pas de meubles. À peine quelques bancs de bois, sur lesquels les consommateurs prennent place, serrés les uns contre les autres, tapant du pied, battant des mains, rythmant d’exclamations gutturales les perpétuelles danses de jolies filles qui ne sont point, ainsi qu’on pourrait le croire, considérées comme des femmes faciles, mais bien plutôt entourées d’un certain respect, à la façon dont on respecte, au Japon, les danseuses de caste noble.

On boit d’inévitables verres d’eau sucrée, parfois du coco, jamais d’alcool. L’Espagnol est sobre, extraordinairement sobre. Il fréquente la maison de danse pour le charme qu’il trouve à contempler les ballerines, pour satisfaire son goût de la musique. Non pour s’enivrer.

À l’Escorial de Abajo, il était de bon ton, parmi les gardes civils, de se réunir chaque soir à cinq heures, lorsque la force du soleil commençait à décroître un peu, dans l’une de ces maisons de danse : la Bonita, qui était plus vaste que ses concurrentes, où l’on arrosait davantage, où la fraîcheur apparaissait exquise, où l’atmosphère toujours mouillée et lourde avait d’éternels relents de parfums et de fleurs.

Ce soir-là, plus que jamais, il y avait foule. Dans un coin, des gardes civils en grand uniforme, le bicorne crânement posé en arrière, le long sabre entre les jambes, applaudissaient à tout rompre une superbe fille qui dansait devant eux, voluptueusement, lentement, la tête renversée en arrière, comme étourdie et grisée elle-même par le balancement de sa valse.

Plus loin, d’humbles Espagnols, n’appartenant point à l’armée se groupaient, eux aussi, applaudissaient, mais cependant n’osaient faire de bruit en présence de messieurs les gardes civils qui, à la Bonita, prétendaient être les maîtres, faire la loi et tout gouverner à leur guise.

— Bravo, bravo ! criait-on.

— La Pepita, tu es une étoile, recommence, recommence !

La ballerine, qui s’était brusquement interrompue, frappant de son haut talon le sol, secouant avec énergie ses castagnettes, tirant de son tambourin une résonance sourde, souriait avec la distinction innée des femmes de là-bas, remerciait d’un sourire ses admirateurs :

— Señores, disait-elle, il en sera fait selon vos désirs, voyez !

Les castagnettes à nouveau emplirent la salle de leur musique criarde, l’Espagnole dansa encore.

Mais, pendant qu’elle interprétait un pas nouveau avec une furia démesurée, alors que ses deux petites mains s’appuyaient à sa taille fine, cependant qu’elle bombait le torse, cambrait la jambe, attaquant en même temps une chanson tour à tour vive et lente, une exclamation dédaigneuse retentit soudain dans le silence de la salle où l’enthousiasme régnait :

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