Mais, à ce moment, l’individu s’était mis à fuir. On s’élança derrière-lui. L’homme sans oreilles fuyait avec rapidité dans la nuit.
15 – LE SOMMEIL DE JUVE
Poursuivi par une foule de plus en plus furieuse, poursuivi par une dizaine d’agents que l’extraordinaire apparition du spectre avaient attirés sur le pont Caulaincourt, Backefelder fuyait aussi vite qu’il lui était possible, perdant la tête et s’affolant au point d’oublier que, n’ayant rien à se reprocher, il n’avait après tout rien à redouter si d’aventure il tombait entre les mains de la police.
Backefelder traqué, et n’ayant guère l’habitude des fuites, se comportait avec une maladresse déplorable. À peine s’était-il éloigné du pont Caulaincourt qu’il avait pris au hasard la première rue rencontrée sur la droite et il ne songeait même pas à compliquer sa piste en tournant, en revenant par les autres petites rues, pour regagner au moins les boulevards où, dans la foule, il eût pu espérer se perdre avec facilité.
Backefelder remontait donc la rue des Abbesses, au grand galop :
— Arrêtez-le ! arrêtez-le !
Phénomène curieux mais certain : un homme poursuivi s’essouffle toujours plus rapidement que ses poursuivants. Ceux-ci n’ont, en effet, qu’à s’occuper de courir, tandis que le fuyard, au contraire, doit choisir son itinéraire et redouter perpétuellement un accident venant entraver sa course.
L’expérience, une fois de plus, confirmait la réalité de cette remarque. Backefelder, après avoir couru comme un fou jusqu’à la hauteur de la rue Ravignan, commençait à se demander s’il pourrait fuir longtemps encore. Rassemblant toute son énergie, il fonça droit pendant quelques mètres, parvint jusqu’à la place des Abbesses et là, se retourna anxieux : ceux qui le poursuivaient étaient à moins de cent mètres.
— Je vais être pris, murmura Backefelder.
Il fit un brusque crochet, tourna devant le Bureau de Poste, se précipita encore par la rue Antoinette.
Il ne pouvait plus aller bien loin. Au moment où il arrivait à la hauteur de la rue Dancourt, Backefelder suffoqua, pris d’un point de côté qui lui coupait le souffle. Le malheureux Américain s’arrêta. Force lui fut de s’appuyer contre la vitrine d’un épicier, de souffler un peu. Et, naturellement, en moins de quelques secondes, les agents et la foule arrivaient, vingt poings se tendirent à la fois vers lui, on le saisit, on le bouscula, on l’assomma à moitié.
Backefelder n’avait pas encore eu le temps de se reconnaître, de protester de son innocence, que les agents, heureux et fiers d’avoir enfin appréhendé quelqu’un, l’entraînaient avec brutalité.
— Allez, au poste.
Ils marchaient par quatre, deux sur chaque côté de la rue, un homme devant, un homme derrière, et la foule, assoiffée de vengeance, supposant que Backefelder était pour quelque chose dans le terrible drame qui venait de se dérouler au pont Caulaincourt, s’acharnait sur lui, lui envoyant coups de poing après coups de poing, coups de pied après coups de pied.
On le brutalisa même tellement que Backefelder arriva en très piteux état au poste, pourtant voisin, de la place Dancourt, à côté du Théâtre Montmartre. Il saignait du nez, il était écorché, étourdi. Or, il avait à peine fait son apparition dans la salle de garde, que les agents furieux, eux aussi, commencèrent à le soumettre à un « passage à tabac » en règle.
Le malheureux Backefelder voulu résister, car on ne lui avait pas mis les menottes, et à rendre horion pour horion, lorsque, par bonheur, le brigadier chargé du service de la nuit, intervint. Ayant la responsabilité de ses hommes, et craignant avant tout les histoires, il n’aimait pas les « passages à tabac ».
— Assez ! ordonna-t-il.
Et immédiatement, il se mit à interroger Backefelder.
— Ah çà, mon gaillard, déclara-t-il d’un air suprêmement méprisant, c’est vous qui vous amusez à faire le fantôme ? C’est vous qui assassinez les gens en sortant du cimetière ? Bon. Votre affaire est claire. D’abord, pourquoi n’avez-vous pas d’oreilles ?
Cette remarque suscita un nouveau tollé, de nouveaux hurlements dans le poste.
— Il n’a pas d’oreilles ! criaient les agents. Ah si c’est pas honteux !
— Il n’a pas d’oreilles, déclara un vague journaliste entré dans la salle de garde à la faveur du tumulte. Parbleu, voilà bien la preuve que c’est lui le fantôme.
Le jeune homme qui venait de parler eût peut-être été très embarrassé d’expliquer pourquoi le fait de n’avoir point d’oreilles prouvait que Backefelder était un spectre, mais la remarque, si stupide fut-elle, plaisait aux braves gardiens de la paix. Nulle voix ne s’élevait pour défendre Backefelder. L’Américain, pourtant, avait repris haleine et commençait à se remettre :
— Mais, nom d’un chien, cria-t-il à son tour, sortant brusquement de son mutisme, je n’ai pas d’oreilles parce que ça me plaît, et ça ne regarde personne. D’abord je ne suis pas un fantôme. Je suis un innocent. Je n’ai rien fait. Et quand vous m’avez arrêté, je me rendais à la Préfecture de Police pour donner des renseignements. Pour sauver l’inspecteur Juve, qui se trouve en grand danger.
— Alors, pourquoi vous êtes-vous sauvé ?
— Parce que j’ai eu peur, comme les autres, du fantôme du pont Caulaincourt.
Une explication confuse d’abord, plus précise ensuite, compléta la défense de Backefelder. Le malheureux milliardaire expliquait en détail comment il s’était évadé du Château Noir, grâce à l’aide de Juve, comment il était rentré à Paris, comment encore il avait cherché Fantômas qu’il croyait à Paris, d’après les indications de la Recuerda, comment, ne l’ayant pas trouvé, au moment même où on l’arrêtait, lui, Backefelder, sur le pont Caulaincourt, il décidait pour en finir, de se rendre à la Préfecture.
Backefelder, pour mieux convaincre les agents, tira de sa poche toute une série de documents, de pièces d’identité, se démena si bien qu’en fin de compte, perplexe, le brigadier du poste de police, à demi convaincu par ses dires, s’offrit à l’accompagner à la Préfecture de Police.
— Si Juve est en danger, déclara gravement le brigadier, il faut aller tout de suite à son secours.
***
Deux heures plus tard, en effet, Backefelder, après avoir longuement entretenu M. Havard, montait dans une superbe automobile en compagnie de Léon et de Michel, à destination de Chevreuse.
— Sauvez Juve, avait dit M. Havard.
— Soyez tranquille, chef, on le sauvera.
La petite expédition de secours, confiée par M. Havard à Backefelder, qui devait servir de guide, et à Michel, qui devait prendre l’initiative des opérations, comportait encore six agents. On allait en force au Château Noir et certes, il semblait bien, dès lors, que Juve allait être sauvé.
Or, comme au petit matin l’automobile stoppait devant la mystérieuse propriété, Backefelder multipliait les précautions. Il exigeait impérieusement, instruit de la nécessité des choses par l’aventure de Juve, que lui-même et les six agents s’attachassent entre eux, au moyen d’une longue corde, à l’exemple des alpinistes.
— Il y a des pièges partout, criait-il, il ne faut pas que l’un de nous tombe. Il faut que nous puissions passer et passer vite. Je crois qu’une fois à l’intérieur du château, nous ne courrons pas grand risque, tandis que tant que nous serons dans le parc, nous risquons de tomber dans un précipice.
On avança en silence. Avec précaution. Mais le plus rapidement possible. Il y eut des chutes nombreuses dans les trappes multipliées tout autour du Château Noir pour en défendre l’approche, mais grâce à la corde de Backefelder, sans conséquence.
— Attention, dit Michel, alors que tous arrivaient sur le perron du Château Noir. Maintenant, il convient de nous détacher et de monter le plus vite possible jusqu’à la chambre qui a servi de prison à Juve. De là, nous pourrons le sortir de la cage de l’ascenseur et alors, alors seulement, nous nous occuperons de Fantômas.