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Arrivé au terme de ce voyage, le juge respira longuement, profondément, avec la satisfaction d’un homme qui a l’impression d’avoir échappé à quelque danger.

Le magistrat, un instant, se demanda s’il allait revenir par le même itinéraire – et c’était assurément son chemin le plus direct pour regagner son domicile –, ou si, au contraire, il ferait un crochet et passerait par la rue Lepic pour descendre à la place Blanche.

— C’est à peu près la même distance, se dit-il.

Mourier eut honte de son hésitation :

— Je veux me persuader cela, dit-il, simplement parce que j’ai peur. Non, non, il ne m’est rien arrivé et il ne m’arrivera rien. Je vais redescendre le pont.

Et le magistrat, courageusement, donna suite à son projet. Sur le large passage surplombant le cimetière, c’était le même silence, la même absence de passants.

Mourier refit le chemin qu’il avait parcouru quelques instants auparavant. Il était aux deux tiers environ du parcours, se rapprochait de l’hippodrome et déjà voyait se profiler au lointain, au bas de la rue, quelques silhouettes humaines dont la vue lui semblait très réconfortante, lorsque le magistrat crut entendre appeler. Il tressaillit, s’arrêta. Il n’y avait pas de doute, une voix venait de proférer :

— Mourier.

Le juge devint blême, sentit que ses jambes se dérobaient sous lui. Mais, faisant effort cependant et s’imaginant que c’était peut-être là une plaisanterie de Stolberg, il affermit sa voix pour répondre :

— Qui m’appelle ? qui va là ?

Autour de lui, il n’y avait personne. Le magistrat acquérait la certitude qu’il était bien le seul être humain sur le pont. Et, cependant, il entendit encore :

— Mourier, Mourier !

Instinctivement, il fit deux ou trois pas dans la direction de l’appel. Celui-ci semblait provenir de sous terre, c’était évident qu’il ne pouvait venir d’un autre endroit, car il n’y avait personne, absolument personne autour de Mourier. De plus en plus perplexe, commençant à être même horriblement inquiet, le juge, d’une voix tremblante qu’il s’efforçait d’affermir, mais en vain, articula :

— Qui m’appelle ? est-ce que ?

Il n’acheva pas. Une détonation venait de retentir, et l’infortuné magistrat s’abattit comme une masse.

***

— Eh là, vous autres, les agents, ouste !

— Voilà, monsieur l’inspecteur.

— Avez-vous entendu ?

— Oui, un coup de feu. Sur le pont, sans doute ?

— Allons-y vivement.

En l’espace de quelques secondes, dans le petit escalier qui fait communiquer l’avenue Rachel et l’entrée du cimetière avec le pont Caulaincourt, quatre hommes bondirent, deux sergents de ville en uniforme, deux personnages en bourgeois, dont l’un n’était autre que Michel, le jeune et actif inspecteur de la Sûreté.

Sur le sol, en travers de la chaussée, gisait un homme ensanglanté, immobile. Michel s’agenouilla auprès de lui et poussa un cri de stupéfaction.

— M. Mourier, s’écria-t-il, c’est M. Mourier, le juge d’instruction ! Ah, mon Dieu, quel malheur !

Instinctivement, le policier arrachait le vêtement du juge, palpait la poitrine de la paume de sa main pour s’efforcer de percevoir les battements du cœur.

— Il est mort.

Cependant, l’un des agents, tirant une lanterne de poche, éclairait le cadavre. Les hommes eurent un soubresaut. Sous le menton de Mourier s’ouvrait une plaie béante, sanguinolente, la trace d’une balle évidemment. Michel regarda la tête de la victime et s’apercevait que le crâne, à son sommet, avait été fracassé. Habitué aux expertises de ce genre, il déclarait aussitôt :

— Il a été tué par une balle tirée de bas en haut.

— Circulez, circulez ! ordonnaient les agents.

Mais personne ne bougeait et, au surplus, parmi la foule, les sergents de ville reconnaissaient un nombre considérable de leurs collègues en bourgeois.

— La balle a été tirée de bas en haut, se répétait Michel. Mais comment cela se peut-il ?

Le policier fit faire le vide autour du corps et chercha à préciser l’endroit exact d’où la victime avait été frappée. Il retrouva sur le sol, dans la poussière humide, la trace des chaussures de Mourier, puis, tout à côté, celle d’une glissade, celle qu’avait faite le magistrat en tombant. Or, il apparaissait dès lors à Michel que le juge avait été frappé au moment précis où il se trouvait pour ainsi dire placé debout sur l’un des rails du tramway et, sans espoir d’ailleurs de perfectionner son instruction, son édification, Michel, de la main, palpait ce rail, lorsque soudain il poussa un cri de surprise. Son doigt venait de rencontrer dans le creux même du rail, un orifice, un trou large de quatre centimètres environ et affectant une forme ronde.

— Ah sacrédié, s’écria-t-il, voilà qui n’est pas ordinaire !

Mais soudain son esprit s’éclairait.

— Parbleu, fit l’inspecteur de la Sûreté, c’est simple comme bonjour. Le coup de revolver a été tiré d’en dessous, et c’est pour cela que la balle a frappé Mourier de bas en haut.

— Pardon, chef, interrompit un agent qui venait d’entendre le raisonnement que formulait à mi-voix l’inspecteur, mais nous étions, nous, sous le pont, et nous n’avons rien vu.

— Animal ! s’écria Michel, mais comprenez donc que le pont a une épaisseur et que même il doit être très facile de s’intercaler entre ce qui constitue la chaussée et la voûte intérieure du pont. C’est comme qui dirait un plancher et un plafond entre lesquels il y a toujours du vide.

Michel, d’ailleurs, laissant la garde du cadavre à deux sergents de ville, descendit avec cet agent au cimetière. Le gardien, une fois de plus, était réveillé. Le malheureux homme ne comprenait rien à ce qui se passait, et parlait de donner sa démission. D’un ton bourru, Michel lui avait dit :

— Apportez-moi une échelle.

Et rapidement servi, l’inspecteur de police se hissa à la hauteur des grandes fermes intérieures du pont. Il s’introduisit entre les Xde fer et parvint, en effet, comme il l’avait supposé, à une sorte d’entrepont dans lequel on pouvait circuler à l’aise, à condition de s’y tenir courbé, mais avec la certitude de n’être vu ni des gens du dessus, ni de ceux qui passent au-dessous. Michel poussa un cri de triomphe :

— Parbleu, j’avais bien deviné, fit-il.

Il se fit donner une lampe électrique, projeta un faisceau lumineux à l’intérieur de cette mystérieuse cachette et découvrit d’abord, sans difficulté, le trou effectué dans le rail.

Oui, sa conviction s’affirmait de plus en plus ; c’était de l’intérieur du pont que le meurtrier avait tiré et que sa balle avait fracassé la tête du malheureux juge, entrant par-dessous le menton avant de ressortir par le crâne. Mais qui avait tiré ?

Michel ne se posait pas la question qu’une nouvelle surprise le clouait sur place. Ses pieds venaient de s’embarrasser dans quelque chose dont il s’empara aussitôt. Or, très pâle, Michel désormais, regarda ce qu’il venait de ramasser : des vêtements noirs, d’une finesse et d’une souplesse extrêmes. Michel ne les voyait pas pour la première fois. Il les avait déjà trouvés semblables en d’autres points du cimetière, abandonnés là ou mis en ces divers lieux comme un défi.

— Les vêtements du fantôme, déclara-t-il.

À ce moment, de violentes clameurs retentirent au-dessus de sa tête :

Sur la chaussée, les agents s’étaient mis à courir. Ils poursuivaient un homme qu’ils avaient vu rôder depuis quelques instants avec une insistance toute particulière, à côté du cadavre du magistrat. Et ils avaient noté que cet homme présentait une bizarrerie véritablement surprenante : il n’avait pas d’oreilles.

— Qui êtes-vous ? que voulez-vous ? faisait-il.

L’homme sans oreilles n’avait pas répondu mais s’était éloigné d’un pas. Deux agents énervés, agacés par le mystère qui les entourait, avaient fait mine de le suivre. Ils l’interpellèrent à nouveau :

— Eh, là-bas, l’homme, écoutez donc.

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