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C’est d’un bon train que son coupé suivit la rue de Rivoli, traversa la place de la Concorde, grimpa l’avenue des Champs-Élysées.

— C’est à l’Étoile que ça va se décider se dit Jérôme Fandor. De quel côté va-t-elle tourner ?

Le coupé ne tourna pas. Il contourna l’Arc de Triomphe, puis descendit l’avenue de la Grande-Armée.

— Mon Dieu, songea Jérôme Fandor, où diable s’en va donc lady Beltham ? J’imagine que nous n’allons pas franchir l’octroi et sortir de Paris ?

Jérôme Fandor se trompait. Le coupé de lady Beltham franchit la grille, fila par la rue de Chartres, vers le cœur de Neuilly.

Comme il franchissait l’octroi, le chauffeur passa la tête à la portière :

— Hé, monsieur, vous oubliez de déclarer l’essence.

— L’essence, je m’en fous, ne vous occupez pas de cela, je vous paierai les droits de réintroduction.

Le cocher abasourdis, se demandant sérieusement s’il n’avait pas laissé monter sur son siège un fou dangereux, n’insista pas. Jérôme Fandor, au volant, continuait à réfléchir :

— L’église de Neuilly, le boulevard Inkermann, ah çà… est-ce que par hasard ?

Et soudain, comme le coupé opérait un virage savant pour prendre une étroite petite rue proprette, Jérôme Fandor retint mal un juron :

— Ah, nom de Dieu, je m’en doutais, mais qu’est-ce que cela peut donc vouloir dire ?

Sur une plaque indicatrice, Jérôme Fandor avait lu : « Rue Perronet ».

Quelque temps encore le taxi-auto poursuivit le coupé, puis le coupé s’arrêta et Jérôme Fandor vit lady Beltham en descendre pour entrer à une petite porte, la porte d’un grand établissement aux airs de couvent, que le journaliste reconnut parfaitement. Lady Beltham venait de pénétrer dans le bureau de placement Thorin.

19 – DE L’AMOUR À LA MORT

Ni Sébastien ni la belle Rita ne furent au déjeuner auquel ils devaient assister.

L’après-midi, Rita d’Anrémont, soucieuse et perplexe, mais ne négligeant pas cependant pour cela les exigences de sa vie de plaisir, s’en était allée à un thé rejoindre des amies. L’une d’elles avait insisté pour que Rita restât dîner avec elle, et après de nombreuses hésitations, la demi-mondaine à qui son rôle de garde-malade commençait à peser, avait décidé d’accepter la proposition de son amie et de ne pas revenir chez son amant. Elle avait donc téléphoné pour solliciter l’autorisation de Sébastien, qu’elle savait être accordée d’avance.

Le jeune homme était resté seul dans le grand hôtel vide et morne. On lui avait servi son repas. Il mangea du bout des lèvres, puis, toujours très troublé et plus soucieux assurément qu’il ne voulait le paraître, Sébastien s’était retiré dans son cabinet de travail. Ce bureau étant son véritable chez lui, il en reconnaissait tous les objets familiers rien qu’au toucher.

Sébastien, sitôt son dîner terminé, avait congédié M me Casimir, la femme du concierge qui provisoirement assurait le service en attendant que Rita d’Anrémont eût engagé des domestiques. Et ce soir-là, l’infortuné aveugle, plus morose qu’à son ordinaire, isolé dans sa tristesse et ses ténèbres perpétuelles, avait voulu être plus seul encore.

Il était environ neuf heures du soir lorsque des pas furtifs retentirent dans le vestibule du rez-de-chaussée.

Sébastien prêta l’oreille et, avec une certaine surprise, il entendit que l’on montait l’escalier conduisant au premier étage où il se trouvait.

— Qui va là ? cria brusquement l’aveugle inquiet.

Le bruit, cependant, s’était arrêté, bien que Sébastien ait cru deviner que la porte donnant dans son cabinet de travail s’ouvrait.

À tout hasard Sébastien répéta :

— Qui va là ?

L’infortuné crut défaillir, une voix inconnue, grave et sourde, répondait :

— C’est moi, n’ayez pas peur.

— Qui que vous soyez, supplia Sébastien, épargnez un malheureux. Je suis aveugle : Si vous venez pour voler, volez mais ne me tuez pas. Soyez tranquille, même si je le voulais, je ne pourrais pas vous dénoncer.

— Ce n’est pas un voleur, monsieur, qui se présente devant vous, c’est un misérable, un criminel, mais un criminel repentant. C’est vous que je viens voir, je souffre le martyre, il faut que je parle.

— Au secours.

— Remettez-vous, monsieur, n’ayez pas peur, je vous jure qu’il ne vous sera fait aucun mal, bien au contraire. Écoutez…

— Mais, pour l’amour de Dieu, expliquez-vous.

— Laissez-moi parler.

— Parlez.

— Monsieur, il y avait, voici quinze ans au moins de cela, dans une bourgade au fond du Limousin, à Saint-Symphorien, un jeune ouvrier et une jeune paysanne qui se connaissaient d’être voisins, de se rencontrer sur la route. Puis un beau jour, au printemps, ils s’étaient connus mieux. Leurs intentions étaient pures. Ils ne formaient qu’un projet : c’était celui de s’unir devant la loi et devant le prêtre. Le jeune homme, sur ces entrefaites, partit au régiment. La jeune fille, vint à Paris.

— Où voulez-vous en venir ?

— Je ne suis qu’un simple ouvrier, un terrassier, monsieur, père de famille. Je m’appelle François Bernard, et, jusqu’à présent, je n’avais jamais commis de mauvaise action.

— Qu’est-ce que vous voulez ? Un secours ? Une charité ? Ce n’est vraiment pas l’heure. Je me demande comment vous vous êtes permis de vous introduire ainsi chez moi ?

— Je vous en supplie, laissez-moi encore quelques instants. Il faut que vous m’entendiez, il faut que je me confesse et que j’expie.

— C’est un fou, se dit Sébastien, qui, résigné, se promit de ne plus interrompre son étrange interlocuteur.

— J’étais parti au régiment. Julie Person était venue à Paris. Il faut vous dire que Julie Person c’était la jeune fille que j’aimais et cependant les hasards de la vie m’ont retenu cinq ou six ans encore hors du pays après ma période militaire. Lorsque j’y suis revenu, j’ai épousé une brave fille qui se trouvait là-bas, ma femme aujourd’hui, monsieur, la mère de mes enfants. J’avais, je l’avoue, à peu près oublié mon premier amour. Mais je suis venu travailler à Paris, et j’ai retrouvé Julie Person. Et j’ai découvert que je l’aimais toujours. Pourtant, elle avait changé. Elle ne baissait plus les yeux. Elle ne rougissait plus. Elle portait des fourrures. On parlait d’elle dans le journal. Elle m’a reconnu. Elle m’a dit : « Bonjour Bernard ». Elle n’a jamais été ma maîtresse bien qu’elle jure qu’elle m’aime. C’est à ce moment, monsieur, qu’elle est devenue votre maîtresse.

Sébastien bondit :

— Ma maîtresse ? Julie Person. Je ne comprends pas ce que vous racontez, mon garçon.

— Vous comprendrez, monsieur, répondit l’homme, lorsque vous saurez que Julie Person se fait appeler dans votre monde : M me Rita d’Anrémont.

— Rita, ce n’est pas possible. Vous mentez. Vous divaguez.

— Je sais ce que je dis, monsieur, et je dis la vérité.

— C’est vous, hurla-t-il, oui, c’est vous qui avez voulu la tuer, qui êtes venu l’arracher à mes bras, qui l’avez attachée, meurtrie, jetée dans la cave.

— Non, monsieur, non, je ne suis pas un voleur et jamais je n’aurais osé toucher un seul cheveu de la tête de Julie Person. Hélas, oui, j’étais chez vous la nuit du crime. Mais je n’étais pas seul. Il y avait quelqu’un d’autre, un voleur, un bandit qui n’a pas craint de torturer la femme que j’aime. La preuve, monsieur, qu’il y avait un tiers, je vous l’apporte, j’ai tenu à vous l’apporter.

Le terrassier, dont les doigts tremblaient, prit de la poche de son veston une boucle de vêtement qu’il tendit à l’aveugle, mais celui-ci ne vit pas, et le terrassier, d’un geste las, posa l’objet machinalement sur une étagère voisine.

— Si ce n’est pas vous qui avez volé chez moi, qui avez attaché Rita, que faisiez-vous donc dans ma maison ?

— J’étais là, monsieur, pour vous vitrioler. Pardon. J’étais jaloux. Je l’aime.

— Ah, bandit, canaille, hurla l’aveugle.

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