— On les rattrapera, dit le cocher.
Le fiacre regagnait évidemment du terrain sur le coupé, allait être bientôt à sa suite, mais la partie n’était pas gagnée. Jérôme Fandor passa à nouveau la tête par la portière :
— Cocher ?
L’homme ne l’entendait pas, ayant trouvé plus simple, pour maintenir sa bête au galop de s’accroupir sur son siège et de lui larder la croupe à coups d’épingles.
— Cocher, hurlait Fandor.
— Ça va, on rattrape.
— Cocher ? criait désespérément Fandor.
Et comme l’automédon enfin condescendait à écouter, le journaliste acheva :
— Bon sang, ne vous faites pas remarquer comme ça, collez-vous dans le sillage du coupé que je vous ai montré, mais n’attirez pas l’attention sur vous. D’ailleurs si vous faites de grands gestes et si vous gueulez comme un diable, les sergents de ville vont vous arrêter.
Autant en emporte le vent. Jérôme Fandor pouvait bien parler, supplier son cocher de se redresser, de s’asseoir correctement sur son siège, celui-ci restait ébloui par la vision du pourboire promis.
— L’animal, grognait Fandor, il va flanquer son cheval par terre, casser ma jolie figure et me faire rater définitivement ma poursuite.
Le fiacre, d’ailleurs, après avoir regagné sur le coupé dans les rues encombrées, perdait manifestement sur lui dans les voies larges où le cheval de maître pouvait se déployer plus à son aise.
— Cré bon sang, jura Jérôme Fandor, je m’en vais rater mon affaire.
Jérôme Fandor, par bonheur, avait entrevu aussitôt le moyen d’améliorer sa situation : il fouilla dans son portefeuille, y prit un billet de cent francs, ouvrit la portière et, s’agrippant au marchepied, parvint à frapper le bras de son automédon épileptique.
— Ça va bien, lui cria-t-il, voilà le pourboire promis, arrêtez-moi à la première station de taximètres.
Le galop furieux continua quelques secondes encore, puis Jérôme Fandor avisa un taxi-auto qui passait en maraude, sautait en voltige du fiacre, rejoignant le taxi-auto, grimpa sur le marchepied :
— Vite, allez, marchez, il faut que je rejoigne ce coupé.
Et tandis que l’auto démarrait à toute allure, épuisé, hors d’haleine, le cœur battant à tout rompre, Jérôme Fandor, cramponné au marchepied, finissait par ouvrir la portière. Il se jeta à l’intérieur du landaulet, tomba sur les coussins, épuisé.
Dix minutes plus tard, Jérôme Fandor se retrouvait en pleine possession de ses moyens. Malheureusement, la situation ne s’était pas améliorée. Certes, le journaliste avait été merveilleusement inspiré en sautant du simple fiacre pris aux Lilas pour grimper dans le taxi-auto. Facilement, en effet, le wattman forçant un peu l’allure avait rejoint le coupé de maître et maintenant il le suivait la roue dans la roue, sans qu’il fût possible que celui-ci s’échappât. Cependant, Jérôme Fandor, à peine remis de ses premières émotions, avait en effet avidement contemplé le coupé de maître dans lequel se trouvait, croyait-il, lady Beltham. Il avait eu une violente émotion. Il lui avait semblé que, par le petit carreau percé dans la paroi postérieure du coupé, sans même relever le rideau qui le voilait, mais en profitant de l’œillère qui y était ménagée, quelqu’un l’avait regardé à plusieurs reprises, quelqu’un avait surveillé le taxi-auto.
— Crédibisèque, avait juré Fandor, ça y est, je suis brûlé. Ma folle poursuite en fiacre a attiré l’attention de lady Beltham. Elle s’est rendu compte qu’on la poursuivait. Je ne saurai rien aujourd’hui par elle. Bigre de bigre, ça va me coûter chaud, cette affaire-là. Cent francs à mon cocher, cinq ou six francs à ce taximètre. Et tout cela peut-être pour faire chou blanc.
Après les rues excentriques du quartier de la Villette, le coupé avait tourné dans la rue Lafayette qu’il descendait à grande allure. Puis, l’itinéraire changea encore une fois. Un brusque crochet amena voiture poursuivante et voiture poursuivie par la rue du Faubourg-Poissonnière, encombrée de fardiers pesants, jusqu’aux grands boulevards.
— Où diable s’en va-t-elle ? se demandait Fandor.
Le coupé de maître obliqua vers la Bourse, longea le Théâtre Français, puis vira sur la place du Palais-Royal. Jérôme Fandor abaissa les rideaux de son taxi :
— Sapristi, pensa le journaliste, je suis joué, elle va au magasin du Louvre, je vais la perdre dans la cohue.
Jérôme Fandor, par bonheur, n’était pas homme à abandonner la lutte. Après avoir baissé les rideaux bleus garnissant les portières de son propre taxi-auto, il manœuvra de façon à baisser la glace qui le séparait du chauffeur :
— Attention, commença-t-il, ne vous retournez pas et écoutez-moi, ayez l’air d’être en maraude. Zut pour les contraventions que vous recevrez. Écoutez les instructions qui vont être données au cocher de ce coupé.
Et pour que ses paroles eussent plus de poids, Fandor affirmait à son wattman :
— Je suis de la police.
Et tandis qu’un sergent de ville commençait à réprimander vertement son chauffeur, Jérôme Fandor entendait distinctement lady Beltham dire à son cocher :
— J’en ai pour une demi-heure, allez m’attendre devant le ministère des Finances, je vous retrouverai là.
***
— Écoutez, dit Fandor au conducteur qui l’avait conduit, vous ne vous doutez pas de l’importance de la poursuite que nous venons de réussir, mais elle n’est pas finie. Voici ce que nous allons faire : vous allez changer de place avec moi. Prenez mon manteau, c’est moi qui conduirai ce fiacre. Vous en descendrez d’ailleurs ostensiblement quand vous m’entendrez frapper au carreau, vous aurez l’air de me payer. Je veux que l’on croie ma voiture vide.
— Monsieur veut conduire mon fiacre ? Mais si la compagnie le savait ? Si un inspecteur ?
— Assez, je ne vous demande pas votre avis, je vous donne des ordres.
Et comme le wattman semblait peu convaincu, Jérôme Fandor n’hésita pas.
Il prit son portefeuille, en tira une carte de la Bibliothèque Nationale qu’il montra une seconde au digne conducteur du taxi :
— Voici mon brevet d’agent de police et pour vous indemniser de votre journée, voici cinquante francs.
Jérôme Fandor, en même temps, songeait :
— Zut, j’ai donné cent francs tout à l’heure, tâchons de diminuer les prix et de faire des économies.
En même temps, il ajouta :
— D’ailleurs, vous ne risquez rien. Je prends toutes les responsabilités à mon compte. Allons, dépêchez-vous. Rendez-vous ce soir à minuit à l’Arc de Triomphe, je vous y rendrai votre véhicule.
Terrorisé par la manière brusque du journaliste, émerveillé par la carte qu’il venait d’entrevoir, le chauffeur ne fit plus de difficultés.
En une seconde, il eut revêtu le veston de Fandor, se fut coiffé de son chapeau et le journaliste lui-même faisait un très présentable wattman, engoncé dans le lourd paletot bleu de son chauffeur, le front recouvert de la casquette.
— Montez, ordonna Fandor, et soyez prêt à descendre dès que j’arrêterai lorsque je frapperai au carreau.
Ce travestissement rapide n’avait duré que quelques secondes. Jérôme Fandor pilotant avec habileté le taxi-auto dont il était maintenant le chauffeur, retrouva rapidement, rangé devant le ministère, le coupé de lady Beltham. Il alla stationner quelques mètres plus loin :
— Au volant, pensait le journaliste, je suis sûr de ne pas laisser échapper le coupé. De plus, si par hasard je m’aperçois que lady Beltham surveille mon véhicule, je n’aurai pour atténuer ses craintes qu’à faire descendre mon chauffeur. Elle ne le reconnaîtra pas et comme, à coup sûr, elle ne pensera pas à m’identifier sous mon costume de wattman, je pourrai la filer tant que je voudrai.
Vingt minutes plus tard, lady Beltham rejoignait son coupé, donnait une adresse à son cocher, le véhicule tournait rue de Rivoli, partait dans la direction de la Concorde. Derrière lui, le taxi-auto de Jérôme Fandor s’ébranla.