Épuisé par cet effort, l’aveugle étouffa. Ses joues devinrent blêmes. Il défaillait. Ses bras battirent l’air et l’infirme infortuné serait tombé en arrière si son frère ne l’avait retenu. Mais deux personnes avaient été témoins de la fin de cette scène tragique. C’étaient Juve, qui surveillait de près ce qui se passait, et Rita d’Anrémont.
Et l’aveugle, revenu à lui, sentit que quelqu’un écartait son frère, puis l’étreignait. C’était Rita d’Anrémont.
— Sébastien, mon Sébastien, s’écria-t-elle d’une voix tremblante d’angoisse, c’est moi, c’est ta Rita, reviens à toi. N’aie pas peur. Que t’a-t-il dit ? Que t’a-t-il fait ?
Le jeune homme, incapable de répondre, laissait aller sa tête sur l’épaule de sa maîtresse :
— Partons, murmura-t-il enfin à son oreille. Mon frère est un monstre, un lâche. Il a voulu me déchirer le cœur. Il a voulu m’arracher à toi.
Rita d’Anrémont foudroya du regard Nathaniel abasourdi :
— Ah, c’est mal, monsieur, dit-elle, bien mal ce que vous avez fait là. Je ne suis qu’une pauvre fille qui n’a pour elle que son amour, mais cet amour est plus fort que tout. Plus fort que vos conventions, que vos idées étroites. Vous pouvez être sûr que, quoi qu’il arrive, quoi que vous fassiez, ma vie est désormais rivée à celle de Sébastien.
— Partons, dit l’aveugle.
L’aidant à reculer, Rita d’Anrémont entraîna Sébastien. Juve regarda Nathaniel qui demeurait atterré, immobile au milieu du sentier.
— Eh bien ? demanda le policier, qu’avez-vous dit ? qu’avez-vous fait pour déterminer cette scène ?
— Peut-être, avoua le banquier, ai-je été maladroit. Je n’y peux rien. C’est mon caractère d’aller droit au but.
— Conclusion : tout m’a l’air d’être irrémédiablement rompu, désormais, entre votre frère et vous.
— Eh bien, tant pis ! hurla le banquier qui ne se possédait plus.
— Je crois, monsieur, dit Juve, que pour le moment nous n’avons plus rien à nous dire.
Et le policier coupa à travers bois.
— Avec ces caractères entiers et bornés, il est impossible d’arriver à quoi que ce soit, se disait-il.
Puis sa pensée se reporta sur l’aveugle.
— Le pauvre garçon, il ne sait pas ce qui l’attend.
18 – LADY BELTHAM CHEZ THORIN
— Jérôme !
De sa voix bourrue, le bienfaisant Célestin Labourette venait d’appeler à son aide son domestique. Et maintenant il lui déclarait :
— Jérôme ! donne-moi une allumette c’est l’heure sainte et sacrée de la pipe. Allons, grouille-toi mon garçon. Il est absolument temps que je fume, ou je deviens enragé.
Jérôme Fandor frotta une allumette, la tendit à son patron :
— À votre santé, Monsieur.
— À la tienne, mon garçon.
Célestin Labourette s’entourait d’un nuage bleuâtre des plus propices à la rêverie. C’était l’instant que Jérôme Fandor attendait depuis le matin.
Jérôme Fandor, en effet, avait remarqué que Célestin Labourette n’était jamais si brave homme, si bien disposé à accorder tout ce qu’on pouvait lui demander qu’une fois son déjeuner achevé, au moment où il commençait à fumer, le gilet déboutonné, la patte de son pantalon lâchée et si à l’aise que, rien qu’à le voir, on sentait son contentement intime de gros homme dont la digestion se fait lentement.
— Patron, commençait Jérôme Fandor, j’aurais quelque chose à vous demander.
— Tu es un bon garçon, si je peux te faire plaisir.
— Oui patron, je vous demande mon après-midi.
— Tu as donc envie de faire la noce ?
— Patron, j’ai une petite amie à voir.
À cette déclaration imprévue, Célestin Labourette éclata de rire, d’un large rire jovial qui lui secouait la bedaine, qui lui plissait les yeux, lui fendait la bouche, d’une oreille à l’autre.
— Eh bien, mon colon, tu ne manques pas de toupet, toi au moins. Il y en a qui s’inventeraient une mère malade, un oncle agonisant, un héritage à recevoir, n’importe quoi enfin. Toi, tu dis les choses tout à trac. Vingt dieux, tu as une petite amie à voir, mon garçon ? hé, hé, mes félicitations, elle est brune ou elle est blonde ?
— Blonde.
— Alors je ne te tromperai pas avec elle, je n’aime que les brunes. Et comme ça, c’est aujourd’hui que tu as décidé d’aller lui faire la cour ? Elle est prévenue de ta visite au moins ?
— Oui, patron, pourquoi ?
— Parce que si elle ne l’était pas, mon ami, je risquerais en t’accordant la permission, de lui occasionner des ennuis. Tu pourrais la trouver par exemple dans les bras d’un agent de ville.
— Pas de danger, patron, elle est fidèle.
— La bonne blague ! Eh bien Jérôme, tu ne te mouches pas du pied quand tu t’y mets. Ah tu connais des femmes fidèles ? Mes félicitations. Tu me présenteras, hein. Eh bien, va, mon garçon, va retrouver ta belle. Aujourd’hui, je n’ai pas de cochons à mener à l’abattoir et je n’ai pas besoin de toi pour le tilbury, va te promener, va te payer une tranche de rigolade. Allons dépêche-toi. Je ne t’attends pas avant sept heures.
Le journaliste monta dans sa chambre de domestique, une mansarde que meublaient en tout et pour tout une paillasse, une vieille commode dont il était impossible de refermer les tiroirs et trois chaises boiteuses. Cinq minutes au jeune homme pour donner un coup de brosse à ses souliers, de gros souliers qu’il avait achetés pour mieux faire figure de domestique. Un coup de brosse pour la coiffure. La livrée envoyée au diable. Le veston d’alpaga, dont la simplicité convenait heureusement à sa nouvelle profession, endossé, et il était prêt, prêt à aller voir, prêt à aller retrouver la petite amie blonde dont il avait parlé à Célestin Labourette. À peine le reporter avait-il franchi le jardinet qui séparait la demeure du marchand de cochons, de la rue, que les manières volontairement enjouées et rieuses du pseudo-domestique se modifièrent entièrement. Jérôme Fandor, le front soucieux, la démarche pressée, avançait à grands pas, héla un fiacre, jeta une adresse, puis sautant dans le véhicule, ferma les yeux, parut dormir.
Jérôme Fandor, toutefois, ne dormait pas. Tandis que le cheval le véhiculait à une allure déplorablement lente à travers les rues des Lilas d’abord, puis à travers les faubourgs parisiens ensuite, tandis qu’il se rendait dans la direction de Belleville, Jérôme Fandor réfléchissait :
— D’après ce que je suis parvenu à apprendre, supputait le journaliste, la M me Gauthier, qui n’est autre que Lady Beltham, doit se rendre aujourd’hui même à Belleville, faire une tournée de charité. Parbleu. Il est impossible d’admettre que Lady Beltham ne soit plus en relations avec Fantômas et par conséquent, en arrivant à pister Lady Beltham, je parviendrai au monstre.
Au fur et à mesure que son fiacre se rapprochait de la rue de la Liberté, Jérôme Fandor se sentit envahi d’une satisfaction intime, la satisfaction des succès proches… Or, brusquement, le journaliste se dressait dans sa voiture.
— Malédiction, murmurait-il.
Et, en même temps, il se hâta de baisser la vitre de la portière, de passer la tête :
— Cocher, cocher, suivez la voiture qui vient de nous croiser, ce coupé de grande remise.
Jérôme Fandor, dans ce coupé, ce coupé qui s’éloignait à bonne allure, avait cru reconnaître le gracieux visage de M meGauthier, les traits de lady Beltham.
— Suivre c’te voiture-là ? répondit le cocher. Eh bien, vous n’avez pas la frayeur, vous, n’y a pas mèche avec mon cheval, j’vas relayer.
— J’m’en fiche, crevez votre rosse s’il le faut mais suivez cette voiture.
— Crevez ma bique ? vous y allez bien, pour la ramener en sueur au dépôt et écoper de vingt francs d’amende, j’y tiens pas, jeune homme.
— Marchez, crédibisèque, il y a cent francs de pourboire pour vous si nous ne sommes pas distancés.
— Cent francs de pourboire ?
Le cocher, de stupéfaction, était devenu blême. L’allure du fiacre changea. Les coups de fouet cinglèrent le dos de l’haridelle qui prit le galop.