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— Dites-moi, monsieur Juve, êtes-vous connu dans le monde ? je veux dire dans le monde qui fréquente les Acacias ?

— J’en doute fort, monsieur, je ne suis en aucune façon ce qu’on appelle une personnalité parisienne, je ne vais pas dans les salons et bien rarement aux premières représentations, je n’appartiens pas au Tout-Paris. Mais pourquoi me posez-vous cette question ?

— En arrivant ici j’ai rencontré un tas de gens, des amis, des clients, des connaissances. Si toutes ces personnes avec qui je suis en relations savaient qui vous êtes, elles pourraient s’étonner de nous voir ensemble.

— Si cela vous gêne, monsieur, nous pourrions marcher à dix mètres l’un de l’autre.

— Ce que j’en dis, ce n’est pas tant pour moi que pour mon frère, je redoute à chaque instant de voir éclater à son sujet un scandale irréparable.

Une superbe limousine venait de s’arrêter non loin d’eux. Une femme, fort élégante, en descendit. Avec des précautions infinies, des soins touchants, elle aida le jeune homme qui l’accompagnait à descendre de voiture. C’étaient Rita d’Anrémont et Sébastien.

La rencontre n’était pas fortuite. Après d’interminables pourparlers, il avait été entendu que les deux frères se rencontreraient ce matin-là au bois de Boulogne, c’est-à-dire en terrain neutre, et qu’ils causeraient librement, seul à seul, en tête à tête.

Juve avait dû user de toute sa diplomatie pour obtenir ce résultat. Rita d’Anrémont ne tenait pas du tout à cette entrevue et Nathaniel Marquet-Monnier répugnait aux démarches qu’il lui aurait fallu faire auprès de son frère cadet pour être reçu par lui.

Mais Rita d’Anrémont, qui avait pris le bras de l’aveugle pour lui faire faire quelques pas sur le trottoir sablé de l’avenue, avait aperçu Nathaniel et Juve. Elle ne venait pas à leur rencontre. S’ils voulaient s’approcher, libre à eux. Elle semblait parfaitement décidée à les ignorer jusqu’à ce qu’ils fissent le premier pas. Le malheureux aveugle suivait, attaché à elle, errant dans cette foule comme une épave.

— Jamais, murmura le banquier, jamais nous n’arriverons à l’arracher à cette femme.

— Ayez du courage, voyons, monsieur Marquet-Monnier, faites votre devoir, les bonnes causes sont toujours gagnées d’avance.

— Je ne peux pas aborder mon frère tant qu’il sera avec cette femme.

— Attendez-moi là, fit Juve.

Puis, se faufilant dans la foule, de plus en plus gaie, de plus en plus nombreuse, il aborda la belle Rita :

— Madame, dit-il, voulez-vous me permettre un instant de prendre le bras de votre ami pour le conduire à qui vous savez.

— Mon frère est là ? demanda Sébastien qui venait de reconnaître la voix de Juve.

— Oui, monsieur, il vous attend.

Se forçant à sourire pour dissimuler une grimace de dépit, Rita d’Anrémont dut s’incliner :

— Qu’il soit fait comme vous le désirez, monsieur, répondit-elle à Juve. Mais elle ajouta, menaçante :

— Mais je vous en prie, que cela ne dure pas trop longtemps, nous déjeunons tout à l’heure, Sébastien et moi, chez des amis.

Comme il arrivait près de Nathaniel, Juve dit à Sébastien :

— Voici votre frère, causez avec lui.

Puis, par discrétion, Juve s’éloigna, mais sans perdre de vue les deux hommes. Le policier s’était dit que pendant leur conversation il irai parler à la demi-mondaine et tâcherait d’obtenir quelques renseignements. Mais, volontairement ou non, l’entretien paraissait impossible pour le moment. Rita d’Anrémont n’avait pas attendu le retour de Juve. Connue comme elle l’était, elle n’avait pas tardé à être entourée d’un groupe d’admirateurs et d’amis qui l’interrogeaient avec avidité sur l’agression dont elle prétendait avoir été l’objet et dont on avait beaucoup parlé, sur le malheur aussi qui s’était abattu sur son amant. À toutes les questions qui lui étaient posées, Rita d’Anrémont répondait que désormais toute son existence était vouée à la malheureuse victime, que vraisemblablement ils abandonneraient bientôt la vie parisienne et qu’ils s’en iraient cacher leur amour et leur malheur en province, à la campagne, au bord de la mer, ils ne le savaient pas encore, mais assurément loin du bruit, du mouvement, du monde.

Pendant ce temps, Nathaniel et Sébastien étaient tombés dans les bras l’un de l’autre, et l’aveugle, la tête appuyée sur l’épaule de son aîné, avait sangloté doucement.

Nathaniel s’était mépris sur la nature de cette émotion. Il était convaincu que son frère revenait à de meilleurs sentiments :

— Mon pauvre Sébastien, avait-il déclaré, quel chagrin tu nous as fait et quel mal tu nous fais encore… mais hélas ! Le ciel s’est vengé terriblement, mon pauvre, pauvre enfant. Écoute, maintenant nous nous sommes retrouvés, il ne faut plus nous quitter.

Déjà Nathaniel reprenait le ton autoritaire et brutal qui était l’expression même de son caractère. Et malgré lui il ordonnait ;

— Tu vas revenir à Valmondois. Pendant quelque temps, nous ne recevrons personne. Jusqu’à présent, dans notre monde, on ignore sinon ton infirmité, du moins le scandale. Il faut que l’on t’oublie pendant quelque temps, après quoi nous verrons à arranger les choses, à donner une explication. J’en ai déjà parlé avec ta belle-sœur. Elle est de mon avis.

Mais à ces mots, Sébastien avait reculé, stupéfait :

— Il était convenu, dit-il, que lorsque nous nous verrions il ne serait pas question de ma vie privée. Je t’ai déjà dit là-dessus ma façon de penser. Tu m’as fait connaître la tienne. Nous nous sommes éclairés l’un et l’autre sans nous convaincre. J’ai l’âge de raison. J’agirai comme je l’entends.

— Mon pauvre Sébastien, tu déraisonnes, tu es fou, tu as perdu toute idée du sens moral, tu ne te rends pas compte que tu mènes une existence à la fois stupide et scandaleuse. Songe donc ce que l’on dirait si dans notre monde on te savait vivant maritalement avec une fille, avec une Rita d’Anrémont, demi-mondaine connue sur les champs de course et dans les tripots, à vendre.

— Ah, dit Sébastien, tais-toi, je t’interdis, entends-tu, de parler ainsi d’une femme que j’aime, qui s’est dévouée pour moi, qui se dévoue encore, qui est prête à tout rompre, à tout abandonner pour attacher son existence à la mienne.

— Imbécile, tu ne vois donc pas que c’est une coquine, qui te roule, qui te vole.

— Nathaniel, retire ce que tu viens de dire là, ou, de ma vie, je ne te reverrai.

— Elle te vole, te dis-je, elle te compromettra, elle te fera chanter comme une infâme qu’elle est. Je n’ignore pas ce que tu as fait, Sébastien, des emprunts à des usuriers, des traites, des faux.

— Comment sais-tu ?

— Je sais, poursuivit Nathaniel, que cette fille, ta maîtresse, a indignement abusé de ta confiance. Elle a sauvé du feu les documents que tu voulais faire disparaître. Elle les a donnés à un homme qu’elle entretient sans doute, à un souteneur, à un apache comme elle seule peut en connaître, et tu verras tôt ou tard se dresser ces papiers devant toi comme autant de menaces pour ton honneur, pour l’honneur de ta famille.

— C’est trop facile d’affirmer. As-tu vu ces traites ?

— Je les ai vues, de mes yeux vues. Elles ont été en ma possession.

— Donnes-les-moi. Fais-les-moi sentir, toucher.

— Je te les donnerai, je te les donnerai un jour, ces preuves.

— Donne-les-moi tout de suite, à l’instant même.

Nathaniel fut bien obligé de reconnaître qu’il ne le pouvait pas.

— Menteur, menteur, hurla Sébastien, lâche accusateur de femme, oui, je me rends compte maintenant de ton désir, de tes projets. Pour me faire abandonner ma maîtresse, pour m’arracher à l’affection de celle qui m’a soigné dans mon malheur avec un dévouement admirable, qui consent, qui insiste, qui exige même de sacrifier son existence facile et gaie pour s’attacher à la mienne, misérable et finie, tu veux m’en séparer, tu veux l’arracher de mon cœur, de mon intimité. Ce que tu fais est odieux ! Tu mens. Je sais pourquoi. Tu crains que mon mariage ne fasse du bruit, qu’on en parle. Car j’épouserai Rita d’Anrémont, tu entends. Rappelle-toi que je suis libre, libre de moi, libre de ma fortune ! Parbleu, c’était l’idéal pour toi, un frère célibataire et aveugle par-dessus le marché, le plan que tu as ourdi avec ma belle-sœur, de ton propre aveu même, est une malice cousue de fil blanc. Enfermer l’infirme que je suis dans ta maison de campagne, ne pas me lâcher d’une semelle pour mieux me surveiller, me mettre en prison, me capter matériellement et moralement pour que le jour où je mourrai, la fortune économisée, la fortune qui m’appartient devienne la tienne, celle de tes enfants. Oh, décidément, Nathaniel, tu es un grand homme d’affaires et un remarquable banquier. Si c’est tout cela que tu avais à me dire, nous en avons terminé. Adieu, tu as voulu me briser le cœur, c’est lâche ce que tu as fait. Il est exact que j’ai commis une faute, que j’ai signé jadis des traites d’un nom que je n’aurais pas dû prendre, du tien, mais à tout péché miséricorde, et si j’ai péché, un terrible châtiment fait pardonner mes fautes. Abusant de ce que tu as pu apprendre, tu es venu me jeter à la face cette boue, et cela dans l’ignoble intention de semer le doute dans mon esprit, de discréditer celle que j’aime plus que tout au monde.

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