Le génial policier, désespéré, abruti par la surprise, promena un morne regard sur l’horizon lugubre. Tout d’abord, il ne vit rien. Puis, brusquement, mains crispées, il jura encore. Il prononçait aussi une phrase en apparence stupide :
— Crédibisèque, nous le cherchons et il est là. Il est là qui marche sur l’eau.
M me Marquet-Monnier, secouée dans sa torpeur, se précipita à ses côtés Elle voulait voir. Elle vit au lointain, dans la direction que Juve lui désignait de son bras tendu, une silhouette sombre, la silhouette d’un homme qui paraissait s’enfuir avec une grande rapidité. Et cet homme n’était pas dans une barque, cet homme ne nageait pas… cet homme marchait, littéralement marchait à grandes enjambées sur les eaux clapotantes du fleuve.
Ayant vu son mari le banquier filer debout sur les eaux, M me Marquet-Monnier s’évanouit. Ce n’était pas pour simplifier la situation. Juve ouvrit la porte du cabinet, appela de toutes ses forces :
— Au secours, au secours.
La petite bonne, une minute après, arrivait, livide, elle aussi, bégayant des paroles que, d’abord, Juve ne comprenait pas.
— Aidez-moi, ordonna le policier. Votre maîtresse, très malade, vient d’avoir une crise nerveuse.
La petite bonne s’empressa en gestes maladroits :
— Ah, monsieur, monsieur, c’est abominable. Il y a des fantômes ici, il y a des revenants, je viens d’en voir un qui marchait sur les eaux.
L’appel de Juve, cependant, lancé à toute voix, avait retentit dans la villa entière.
Derrière la femme de chambre, la cuisinière d’abord, puis un homme, sans doute le jardinier, firent leur apparition, tous effarés :
— Monsieur a vu ? demandait la cuisinière. Il y avait une apparition sur les eaux.
— Ça, sûr et certain, c’était l’âme d’un noyé qui se balade sur le fleuve.
Juve, seul, gardait son sang-froid. Il brusqua son monde :
— Allons. Vous dites des sottises. Les revenants, les fantômes, les morts, ça n’existe pas. Aidez-moi plutôt à relever votre maîtresse.
On transporta M me Marquet-Monnier, toujours évanouie, sur le canapé du salon, puis, comme elle n’avait besoin, après tout, que d’un peu de repos, Juve commanda :
— Vous allez tous rester ici, dans cette pièce, et m’attendre. Il faut savoir qui est l’individu qui marche sur l’eau.
— Monsieur ne va pas nous laisser seuls. Monsieur va se faire tuer ! Il ne faut pas que monsieur s’en aille !
— Vous ne courez aucun danger. Ce qui devait arriver est déjà arrivé.
— Et M. Nathaniel, où est-il ?
— Je n’en sais fichtre rien. À moins que ce ne soit lui qui, tout à l’heure, marchait sur les eaux. Allons, voilà mon revolver, ajouta Juve, tâchez de reprendre un peu de calme. Pas d’émotion. Je vous dis que vous ne courez plus aucun danger. D’ailleurs, je serai de retour dans un quart d’heure.
Et seul, sans armes, dans la nuit inquiétante, il sortit de la villa et se lança à la poursuite du fugitif.
***
Juve ne mit que quelques secondes à traverser le jardin. Il franchit la haie en passant au travers sans se soucier des écorchures. Courant toujours, il traversa le pont, gagna la berge, se dirigea vers l’endroit où il avait aperçu – ou cru apercevoir – le piéton des eaux reprenant terre.
La nuit froide et pluvieuse s’épaississait à mesure.
Le policier, hors d’haleine, éprouva bientôt quelque peine à se diriger. Il passait à travers champs et des obstacles invisibles le faisaient trébucher. N’importe. Il allait, toujours plus ardent, de plus en plus curieux d’avoir la véritable explication du mystère de la chambre vide. Or, au beau milieu de sa marche folle, Juve, à l’improviste, tomba sur un groupe de personnes qui semblaient discuter avec passion.
— Allo, cria Juve, tout comme aurait pu le faire l’Américain Backefelder, vous n’avez rien vu, les uns ou les autres ?
Les quatre personnages, des pêcheurs, des riverains, se retournèrent terrifiés en entendant la voix de Juve et répondirent en chœur :
— Ah que si, on a vu. Il y a un homme qui marchait sur l’eau, qui a passé juste devant nous.
Pour toute réponse, Juve jura encore :
— Crédibisèque, mais qui était-ce ?
— On ne sait pas, dit un des curieux, c’est ce qu’on se demandait justement. C’est quelque chose de pas ordinaire, bien sûr, il marchait sur l’eau, monsieur, sans enfoncer et tout simplement, comme si c’était en terre ferme. Ça serait peut-être bien un fantôme ?
— Un fantôme ! mais ça n’existe pas les fantômes ! Quand il est passé devant vous, vous l’avez suivi des yeux, j’imagine ? Où a-t-il été ?
— Ma foi, dit l’un des pêcheurs, quand il était devant nous, on l’a vu qui pressait encore sa marche, qui faisait des enjambées plus grandes et il a continué son chemin, tout droit, suivant le lit de la rivière.
— Vous ne savez pas s’il a repris terre ?
— Si, peut-être bien, on a cru le voir dans la baie, là-bas.
— Il faut y aller tout de suite.
Mais les pêcheurs ne semblaient guère se soucier d’accompagner Juve. Ils échangeaient des regards timides, effrayés, et l’un d’eux avoua :
— Un homme qui marche sur l’eau, ma foi, ça fait de l’impression. Après tout, il vaudrait peut-être mieux le laisser tranquille et chacun rentrer chez soi. Ces choses-là, il ne faut pas y regarder de trop près, ça porte malheur.
— Allons donc, dit Juve, nous sommes cinq ici, et à cinq, nous ne risquons rien. Il n’est pas possible que nous laissions les choses se passer de la sorte. Que diable, ceux qui ont peur n’ont qu’à rester chez eux. Les autres, venez avec moi.
Ce fut une marche pénible, la baie que les pêcheurs avaient désignée à Juve était encore assez éloignée. Il fallut bien cinq minutes au policier et à ses compagnons pour l’atteindre. Enfin, ils y furent, ils commencèrent à fouiller les environs. Là, comme ailleurs, le fleuve coulait tranquille, les arbres se balançaient mollement au vent du soir mais rien n’apparaissait qui fût de nature à renseigner Juve sur l’homme qui avait marché sur l’eau.
Après vingt minutes de recherches vaines, l’un des pêcheurs proposa :
— Si on rentrait ?
— Évidemment, on ne trouvera rien maintenant. Nous avons été trop longs à arriver, il a décampé.
Mais, voilà que Juve qui depuis quelques instants examinait le bord même de la rivière, poussait une exclamation :
— Ah, sapristi, je m’en doutais. Voilà avec quoi il marchait sur l’eau.
Et tout en parlant, le policier brandissait quelque chose, un long morceau de bois, qu’il venait de tirer d’une anfractuosité de la berge. Autour de Juve, les pêcheurs s’assemblèrent. Ils regardaient le morceau de bois que tendait Juve, les yeux ronds mais sans comprendre.
Juve poursuivit son soliloque :
— Parbleu, disait le policier, il marchait sur l’eau, c’est tout à fait naturel. Il avait des échasses aux pieds. Assurément, ici, la rivière n’est pas profonde, étant donnée sa largeur, et par conséquent, avec ses échasses, ses pieds étaient au niveau du flot, il pouvait avancer sans se mouiller et en donnant l’impression de marcher sur l’eau.
Il s’arrêta puis reprit :
— C’est entendu, l’homme qui marchait sur l’eau marchait avec des échasses. Voilà un des côtés du mystère éclairci.
***
Un quart d’heure après avoir découvert le moyen simple, mais ingénieux, dont l’inconnu s’était servi pour marcher sur l’eau, Juve regagnait la villa des Marquet-Monnier.
C’est tout juste si le policier n’essuya pas un coup de feu lorsqu’il se présenta, car le jardinier, armé de son revolver, perdait de plus en plus la tête. Juve se fit reconnaître, écarta les domestiques.
— Où est madame Marquet-Monnier ?
Elle n’était pas loin. Derrière ses trois domestiques effarée, elle passait la tête, tremblant encore, elle aussi :
— Mon mari ? Où est mon mari ?
Juve, pour toute réponse, pénétra dans le salon puis, de là, dans le cabinet d’où Nathaniel avait si mystérieusement disparu.