— Oh, oh, la barque volée, le chien de garde tué. En effet, c’est mystérieux.
— Ce n’est pas tout, monsieur. Je suis sortie pour aller porter l’aumône à de pauvres gens – j’estime que la charité doit être faite en personne et je visite moi-même les indigents. Eh bien, monsieur, j’ai constaté que la sonnette de la porte d’entrée avait été mystérieusement démontée au cours de la nuit.
— En effet, tout à l’heure, moi-même, j’ai vainement sonné à votre porte, j’ai dû franchir la haie pour atteindre le perron. Est-ce tout, madame ?
— Non, ce n’est pas tout, monsieur. J’ajoute que très émue par ces trois phénomènes anormaux : disparition de la barque, mort du chien de garde, démontage de la sonnette, j’ai voulu tout à l’heure, au moment où le soir commençait à tomber, téléphoner à Nathaniel pour le prier de rentrer de bonne heure, car j’avais peur à l’idée de la nuit venant. Monsieur, le téléphone était coupé… Et voilà tout, monsieur, c’est bien peu de chose en effet, je m’en rends parfaitement compte, mais il n’empêche qu’il me semble que ce peu de chose est effrayant. Comment tout cela est-il arrivé ? Pourquoi est-ce arrivé ? Qu’en dois-je conclure ? En tout cas, quand vous êtes arrivé, je vous avoue que j’étais à bout d’énergie. Ici, à la campagne, on est seul, désarmé, livré sans défense à tous les rôdeurs de nuit, à tous les gens de mauvaise vie qui peuvent être tentés par un mauvais coup. La porte qui claque, le volet qui bat, les peupliers de l’avenue, tous ces bruits me font mal.
Juve allait répondre à M me Marquet-Monnier qu’elle devait s’exagérer les dangers qu’elle courait, lorsque la petite bonne fit irruption dans la pièce.
— Madame, criait la domestique, venez voir, c’est extraordinaire. La serrure de la porte de l’office qui est tout abîmée.
— Allons voir, dit le policier. Venez, madame, répéta-t-il. Ne craignez rien. Vous ne courez aucun danger à mes côtés.
Et peut-être pour donner confiance à M me Marquet-Monnier, peut-être parce qu’il commençait lui-même à s’alarmer, Juve tira de sa poche un revolver dont le canon étincela aux lumières.
— Qu’il en soit fait, selon la volonté de Dieu, mais je vais être bien tourmentée jusqu’à l’arrivée de Nathaniel, dit M me Marquet-Monnier.
***
Dix minutes plus tard, Juve, M me Marquet-Monnier et le banquier s’entretenaient dans le grand salon. Au moment où Juve constatait que la serrure de la porte de l’office présentait non seulement des traces d’effraction, mais bien un encrassement anormal provenant, à n’en pas douter, de ce qu’on en avait pris l’empreinte à l’aide de cire à modeler, le banquier arriva.
Il avait reconnu le policier, lui avait demandé tout de suite ce qui motivait sa venue, puis s’était renseigné sur ce qui semblait intriguer Juve, occupé à examiner sans mot dire la serrure. Juve avait entraîné le banquier dans le grand salon. En dépit de l’air étonné de Nathaniel qui, tout comme sa femme, semblait considérer que le policier en prenait bien à son aise avec lui, il avait mis le maître de la maison au courant :
— Nous étions en train d’étudier tout cela, disait Juve, quand vous êtes arrivé, monsieur. Vous n’avez rien remarqué d’anormal de votre côté, soit ici, dans la propriété, soit dans vos bureaux, à Paris ?
M. Nathaniel Marquet-Monnier, pour toute réponse, haussait les épaules, enlevant ses gants, son pardessus qu’il tendit à la jeune domestique :
— Portez cela dans ma chambre, fit-il. Et se retournant vers Juve, il expliqua, enfin : Non seulement, monsieur, je n’ai rien remarqué d’anormal, mais encore je suis persuadé qu’il n’y avait rien d’anormal à remarquer.
— Et pourquoi ?
Le banquier avait un sourire supérieur :
— Mais tout simplement parce que ma femme est très nerveuse et que c’est sa nervosité seule qui lui fait voir des mystères partout. Le chien est mort parce qu’il est mort. La barque s’est détachée. La sonnerie s’est cassée. Il arrive tous les jours qu’un téléphone ne marche pas. Propos de femmes, voyons.
Et en même temps le banquier s’assit à la table du milieu, se tourna vers son épouse, lui demandant :
— Voulez-vous me faire apporter mon courrier, ma chère amie ? Je pense que je puis avoir des lettres urgentes. Vous permettez, monsieur Juve ? D’ailleurs je serais heureux d’apprendre ce qui me vaut l’honneur de votre visite. Est-ce au sujet de mon correspondant Backefelder ?
Juve admirait le calme immuable de Nathaniel Marquet-Monnier. Une minute auparavant, alors qu’il n’était pas encore là, Juve lui-même commençait à partager l’inquiétude de M me Marquet-Monnier.
— Non, monsieur, ce n’est pas au sujet de M. Backefelder, c’est au sujet de votre frère. Vous m’aviez promis de l’aller voir.
— Et je n’en ai pas encore eu le temps, répondait le banquier qui remercia d’un sourire sa femme, lui apportant elle-même le courrier. Que voulez-vous, j’ai des occupations qui m’accaparent entièrement. Mais ce qui est promis est promis. J’irai demain, peut-être, si je trouve le temps.
— Vous irez demain, il le faut, monsieur. Votre frère est entre les mains d’une coquine, cette Rita d’Anrémont, d’une coquine qui a failli le tuer pour le voler, qui est capable de l’assassiner, d’une coquine en tout cas qui, sans moi, allait peut-être vous jouer un méchant tour.
— M me Rita d’Anrémont allait me jouer un méchant tour, à moi ? Je ne peux craindre qu’un scandale et je ne le crains guère, car elle n’aurait rien à y gagner.
— La maîtresse de votre frère s’était emparée de ces effets déjà payés, et allait vous les faire payer à nouveau. Voici le méchant tour qu’elle méditait.
— En effet, c’était un méchant tour, mais je ne comprends pas très bien. Ces traites ont été remises par moi à mon frère, les lui avait-il donc données ?
— Non, monsieur, elle les lui avait prises.
— Cette femme est une misérable. Vous avez raison, il faudra que j’obtienne coûte que coûte de Sébastien qu’il s’en sépare. Je vous remercie du service, monsieur. Vous m’excuserez, dit le banquier à Juve, pour gagner du temps, je vais immédiatement serrer ces traites dans mon coffre-fort et je reviens vous trouver, car j’imagine que nous avons encore à causer.
Le policier resta en tête à tête avec M me Marquet-Monnier.
— Terrible scandale, commença celle-ci.
— Plus terrible le malheur de votre beau-frère, répondit Juve.
— Il a péché, il est sévèrement puni. Dieu veuille…
Mais Juve ne devait jamais savoir quoi. Un bruit venait d’éclater.
D’un même mouvement, l’épouse du banquier et Juve se levèrent :
— Que se passe-t-il ?
— Vous avez entendu ?
Puis tous deux coururent à la porte par laquelle le banquier était sorti. Juve ouvrit, et du premier regard il vit le cabinet de travail sobrement meublé de quelques chaises, d’un bureau-ministre, d’un grand coffre-fort. Sur le bureau brûlait une lampe que le banquier avait apportée en entrant. Le coffre-fort était fermé, le cabinet de travail en ordre. La pièce était vide. Pourtant, le banquier venait d’y pénétrer par son unique porte.
Juve se précipita sur la fenêtre. Elle n’était pas fermée, il l’ouvrit grande : le banquier n’avait pu sortir par là puisque la fenêtre surplombait la rivière. Juve se retourna, considéra le cabinet de travail où M me Marquet-Monnier, livide, se tordait les mains de désespoir.
Et Juve, sans même prendre conscience de ses paroles, jura :
— Crédibisèque, je deviens fou. Qu’est-il donc devenu ? Il était là, il n’est pas sorti, donc il y est et pourtant il n’y est pas.
16 – L’HOMME QUI MARCHE SUR L’EAU
Tandis que M me Marquet-Monnier restait écroulée dans un fauteuil, roulant des yeux convulsés, Juve traversait la pièce, revint à la fenêtre qu’il rouvrit, puis il se pencha au dehors, il scruta de ses yeux perçants l’horizon morne des eaux de la rivière. Il ne faisait pas clair de lune, mais une demi clarté, un reflet de lumière flottait à la surface des eaux.