— Le convoi de droite, annonça-t-il, les voitures de tête.
Que faire en wagon à moins que l’on ne songe ?
Et Juve, tout naturellement, tandis que le train s’attardait en gare du Nord, tandis qu’il démarrait pesamment, tandis qu’il filait enfin au long des voies, songeait à tous les événements mystérieux dont il venait d’être témoin, auquel il était mêlé et dont peut-être il commençait à entrevoir la trame, la raison d’être.
— Rita d’Anrémont est une coquine, posait-il en principe. Son malheureux amant, ce jeune Sébastien Marquet-Monnier est un sympathique imbécile. Quant au terrassier François Bernard, ou je me trompe fort, ou il joue simplement dans toutes ces affaires le rôle d’un polichinelle, d’un pantin, d’une marionnette dont Rita d’Anrémont tient les fils et qui, à sa volonté, exécute les plus fantastiques pirouettes, les pitreries les plus farces. Les plus lugubres aussi. C’est lui peut-être, sans doute même, n’en déplaise à Jérôme Fandor mon subtil ami, qui a vitriolé Sébastien, c’est certainement Rita d’Anrémont qui profite du cambriolage. En tout cas Rita, d’Anrémont se prépare à faire chanter de bonne manières Nathaniel Marquet-Monnier. Elle a merveilleusement conçu son plan en profitant de la cécité de Sébastien et j’ai non moins merveilleusement combiné mon affaire en me jetant au travers de ses projets criminels. N’empêche, les traites, je les ai, je les garde, momentanément du moins, car tout à l’heure, elles vont passer de ma main dans celle du principal intéressé, de ce rigide et hautain Nathaniel, qui sera vraisemblablement, plus que surpris de cette restitution en quelque sorte in extremis, à laquelle il doit être fort loin de s’attendre. En ce qui concerne la tentative d’assassinat et le cambriolage de la Villa Saïd, je puis admettre que je suis renseigné, à peu de chose près. Il n’en demeure pas moins que je ne comprends rien encore aux liens qui doivent unir cette affaire avec le double vol dont a été victime cet excellent et flegmatique Backefelder.
Et, comme chaque fois qu’il pensait au vol dont Backefelder avait été le piteux héros, Juve ne pouvait s’empêcher de tressaillir. Pourquoi ?
À cause d’une silhouette, celle d’un homme vêtu de noir dont le visage était masqué d’une cagoule, la silhouette de Fantômas qui, à coup sûr, avait combiné et mené à bien le vol des millions de Backefelder.
Et puis, tout s’embrouillait.
Que Rita d’Anrémont eût dépouillé son amant Sébastien en cambriolant elle-même son hôtel, c’était simple. Que cette même Rita d’Anrémont, plus tard, eût tenté de s’emparer de traites déjà payées par Nathaniel Marquet-Monnier pour obtenir un second paiement du banquier, c’était limpide encore. Mais que fallait-il conclure du fait que Rita d’Anrémont, coupable dans ces affaires, connaissait le terrassier François Bernard, lequel servait d’intermédiaire à une certaine M me Gauthier, qui n’était autre que lady Beltham ?
Juve, sourcil froncé, retournait dans sa tête les données du problème :
— Bah, finit-il par se dire, à chaque jour suffit sa peine. Commençons par le commencement. J’ai dans ma poche les traites volées par Rita, reprises par moi à François Bernard et que je vais restituer à Nathaniel Marquet-Monnier. Ne cherchons pas plus loin.
Le train arrivait à Valmondois. Juve sauta sur le quai. Le banquier habitait une petite île verdoyante.
— Joli séjour, charmant pays, pensait Juve.
Le jardin soigneusement entretenu occupait toute la pointe de l’île. Bordée sur trois de ses côtés par la rivière même, la maison était construite à l’extrémité même de l’île, sur l’eau.
La propriété, une grande maison bâtie en pierres de taille avec un toit d’ardoises, ne témoignait d’aucun goût artistique mais seulement de la prospérité des affaires du banquier.
Juve sonna, resonna. En vain. Des lueurs se voyaient cependant aux fenêtres de la maison. Il y avait assurément du monde, on devait l’entendre.
— Fâcheuse idée que j’aie eue là, soliloqua le policier, de venir à Valmondois à six heures du soir. J’aurais dû venir ce matin. Oui, mais ce matin je n’aurais sans doute pas rencontré Nathaniel et c’est Nathaniel que je veux voir.
Juve, en cet instant, ébranlait pour la cinquième fois, avec une vigueur furieuse, le pied de biche :
— Tiens, on dirait que cette sonnette ne fonctionne pas. Je n’entends pas de bruit.
Puis, comme personne ne venait, il se décida tout simplement à franchir la haie d’épine. La haie passée, Juve, tranquillement, longea l’allée, gagna le perron de la villa, heurta du doigt la porte. Cette fois on l’entendit. On devait même l’entendre avec un certain étonnement car il vit une femme de chambre se précipiter pour lui ouvrir la porte. Derrière la jeune bonne, une dame d’une trentaine d’années, en robe foncée, toisa dédaigneusement Juve :
— Eh bien ?
— M. Nathaniel Marquet-Monnier est-il rentré, mademoiselle ? Voulez-vous lui annoncer que M. Juve désirerait l’entretenir quelques instants.
Le policier n’eut pas le temps d’achever sa phrase :
— Ah, monsieur Juve, c’est vous ? Dieu soit loué. Est-ce mon mari qui vous envoie ?
— Non, madame, pourquoi ?
— Excusez-moi, monsieur Juve, je suis M me Marquet-Monnier. Voulez-vous vous donner la peine d’entrer… Marie, voulez-vous allumer les candélabres du salon ? Veuillez me suivre, monsieur.
Juve obéit, et derrière M me Marquet-Monnier, pénétra dans un grand salon tout bête à force d’être convenable, avec ses fauteuils en tête à tête et ses douzaines de chaises raides en rang d’asperges. Les candélabres allumés, la petite bonne disparut. M me Marquet-Monnier s’installa, les pieds sur un tabouret de velours, et cela cependant que d’un signe de tête elle indiquait un siège à Juve.
— Monsieur Juve, commençait M me Marquet-Monnier, je sais parfaitement qui vous êtes. Je vais donc vous parier en toute franchise.
— Parlez, madame, je suis tout oreilles.
— Ce que je vais vous dire va vous sembler probablement un peu excentrique et je m’en afflige à l’avance ; croyez bien que si j’agis ainsi, c’est que réellement les circonstances m’en font une nécessité impérieuse.
— Parlez, madame.
— Je suis en ce moment folle d’inquiétude…
— Pourquoi donc ?
— Parce que depuis ce matin, monsieur Juve, il se passe des choses extraordinaires dans la propriété. J’ai donc cru que votre arrivée n’était pas fortuite et que c’était mon mari qui vous envoyait.
— Ma foi, madame, je vous avoue que je ne comprends rien du tout. Depuis dix minutes que je suis ici vous me parlez d’inquiétude, de peur. Quelle inquiétude ? quelle peur ? Qu’est-ce qui se passe en un mot ?
— Je ne vous cache pas, monsieur, que depuis ce vol extraordinaire dont a été victime M. Backefelder que vous connaissez, je vis dans une nervosité perpétuelle. Je ne suis qu’une pauvre femme qui n’entend rien aux affaires et qui tâche seulement de remplir ses devoirs de maîtresse de maison. Je m’effraie maintenant de la complication des affaires de mon mari. Je ne sais pourquoi, mais je vous le répète, depuis le vol de M. Backefelder, vol du transatlantique et vol de la rue Bayen, je vis dans la crainte de quelque chose qui doit survenir.
— Enfin, madame, voulez-vous me dire en deux mots quels sont les phénomènes qui vous ont intrigués tout particulièrement ? les craintes vagues, vous savez, cela ne relève guère des enquêtes de police.
— Ce matin, mon mari est parti de bonne heure à sa banque, m’annonçant qu’il ne rentrerait pas déjeuner, mais qu’il viendrait dîner à huit heures. Il est huit heures moins dix, s’il n’a pas manqué son train, il sera là dans quelques instants. Je commencerai seulement alors à respirer en paix. Voici ce qui s’est passé depuis ce matin. D’abord, la barque que nous possédons et qui est attachée à un piquet de notre jardin – elle nous sert à passer sur l’autre rive sans être obligés de remonter jusqu’au pont – nous a été volée pendant la nuit. Par qui ? comment ? on ne le sait pas. Cela, déjà, m’avait fait peur. Mais il y a mieux : vers dix heures, je suis descendue au jardin pour aller, comme tous les jours, surveiller la distribution de grain à mes poules, monsieur, je me suis aperçue avec un effroi très réel et que je ne vous dissimule pas, que Tom, notre chien de garde, était mort, empoisonné, je crois.