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— Mon chéri, mon chéri, balbutiait Rita d’une voix qu’elle faisait savamment trembler d’une émotion factice cependant que tout en répondant à Sébastien, elle maîtrisait sous la fascination de son regard Bernard, toujours dans son coin, témoin involontaire de cette scène d’aveu.

— Le seul moyen d’être à l’abri, avait repris l’aveugle, c’est de brûler ces traites. Tout à l’heure, j’ai voulu le faire, lorsque j’étais seul dans le bureau, mais je n’ai pas osé. Je suis infirme, incapable désormais d’agir par moi-même. J’ai eu peur d’incendier la maison en commettant quelque maladresse, et alors je suis venu, comme attiré par un lien invincible, me disant que mon ange gardien aurait des yeux et des gestes qui se substitueraient aux miens.

— Tu as bien fait, murmura Rita qui jeta un regard farouche du côté de Bernard, lequel, abasourdi, ne comprenait pas encore la pensée machiavélique qui venait de germer dans la cervelle de la demi-mondaine.

— Allume le gaz de la cheminée, Rita. Puis tu y jetteras ces papiers et tu les verras se consumer les uns après les autres. Lorsqu’ils ne seront plus que des cendres impalpables, je serai rassuré. Nous serons tranquilles.

Rita d’Anrémont flamba une allumette. Le gaz ronfla. Guidé par sa chaleur, Sébastien s’en approchait, mais sa maîtresse l’arrêta :

— Pas si près, dit-elle, tu pourrais te brûler, te faire mal, mon pauvre chéri. Donne-moi tes papiers.

L’aveugle obéit. Une à une, les traites passèrent de ses mains amaigries aux doigts roses et fuselés de la demi-mondaine ; celle-ci, par manière de plaisanterie, annonçait tout haut les sommes que représentait chacun de ses papiers :

— Dix mille. Cinquante mille. Vingt-cinq mille. Encore vingt-cinq mille. Trente mille. Quatre-vingt mille.

— Une fortune engloutie, soupira Sébastien.

— Une fortune, répéta Rita d’Anrémont sur un ton énigmatique.

Puis au fur et à mesure que les secondes passaient, Rita d’Anrémont fit crépiter dans la flamme du gaz les petits morceaux de papier ramassés dans la pièce, une fumée âcre montait.

— Ça brûle, s’écriait Sébastien, je sens l’odeur.

— Oui.

Mais cependant qu’elle faisait se carboniser des paperasses sans importance, de la main qui lui restait libre, elle tendait les traites intactes à Bernard.

Puis, elle lui fit signe des yeux de les prendre et Bernard, ne comprenant pas, mais obéissant, tendit la main et prit les documents.

— C’est fini, s’écria la demi-mondaine, mon cher Sébastien, tu vas dormir tranquille.

— Tranquille. Entre tes bras.

La jeune femme, jusqu’alors agenouillée devant le poêle à gaz, s’était relevée, elle entraîna son amant hors du boudoir. On entendit leurs pas se perdre dans le couloir qui conduisait à la chambre à coucher. Mais quelques secondes plus tard, Rita revenait et soufflait à l’oreille de Bernard :

— Va-t’en, maintenant, tu vois ce que j’ai fait, non seulement nous tenons sa fortune, mais encore son frère marchera. N’oublie pas ta promesse. Songe que je t’aime. Que je voudrais me donner à toi tout entière, et qu’il me faut subir encore ses odieuses caresses. Songe à nous, Bernard. L’heure de la vengeance va bientôt sonner, et ce sera ensuite, pour nous qui nous aimons, le bonheur.

***

Saisi par la froideur de la nuit, titubant comme un homme ivre, Bernard, qui en multipliant les précautions, s’était sauvé de l’hôtel somptueux qui abritait sa maîtresse maintenue dans ce luxe comme dans une prison dorée, se trouvait désormais au milieu de l’avenue du Bois-de-Boulogne déserte à cette heure avancée de la nuit.

Bernard tenait encore à la main les traites que, quelques instants auparavant, Rita d’Anrémont l’avait chargé de conserver. Il se rendait mal compte de l’usage qu’on allait faire de ces papiers, mais il obéissait, subjugué, envoûté par cette femme qui le terrorisait, en même temps qu’il sentait son amour pour elle s’accroître d’heure en heure.

Soudain, le terrassier lâcha un juron, poussant un cri étouffé qui s’étranglait dans sa gorge.

Quelqu’un venait de le saisir par le bras et il se sentait maîtrisé, comprimé comme dans un étau. C’était un hercule à coup sûr qui lui faisait sentir sa force.

Le terrassier se retourna, vit un homme d’une quarantaine d’années, au visage glabre, aux yeux étincelants. C’était l’homme qui ne le lâchait pas.

— Allons, ordonna-t-il d’une voix brève et autoritaire, donne-moi ces papiers.

— Mais, balbutia l’ouvrier.

— Donne, te dis-je, ou je t’abats comme un chien.

L’agresseur de l’ouvrier appuyait sur la poitrine de ce dernier le canon d’un revolver. Bernard trembla, obéit.

— Voilà, dit-il, mais qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?

— Que t’importe ? répondit l’inconnu. Je suis la police, et si tu fais un mouvement, un geste, je te flanque en prison.

— Laissez-moi, implorait l’ouvrier.

Son agresseur parut hésiter un instant :

— Je t’épargne, dit-il, si tu m’obéis. Tu es en train de te perdre, Bernard, et pour peu que tu continues, c’est l’échafaud qui t’attend. Fais attention. Songe, que jusqu’à présent, tu as été un brave ouvrier, un honnête homme, un bon père de famille. Il est temps de te ressaisir, obéis-moi. Jure sur la tête de ta femme, sur celle de tes enfants que tu aimes, jure que tu ne retourneras pas chez Julie Person. Que tu ne la reverras jamais.

Terrifié, par cette apparition soudaine, anéanti, terrorisé à l’idée qu’on savait qui il était, ce qu’il allait faire, le terrassier était incapable de résister à l’ordre qu’on lui donnait :

— Je vous promets, je jure, dit-il enfin d’une voix blanche. Grâce. Épargnez-moi. C’est vrai. Je suis un misérable. J’ai failli tuer, j’ai failli…

Et à ce moment, en effet, François Bernard sentait toute l’horreur de sa conduite, entrevoyait avec effroi l’abîme de douleurs, de déshonneur, de fange et de sang, devant lui.

Mais l’inconnu l’interrogeait encore :

— Dis-moi, Bernard, hier, tu es allé porter une lettre que tu as glissée sous une porte, rue Bayen. Qui t’avait chargé de cette commission ? Allons, parle, explique-toi. Il faut dire la vérité, ou sans quoi…

— Cette lettre, voilà trois jours que j’aurais dû la porter à ce monsieur de la rue Bayen, et puis je l’avais oubliée dans ma poche. J’ai fait la commission dès que je me suis souvenu. On m’avait donné dix francs.

— Qui ? mais qui ? interrogeait rageusement l’inconnu.

Le terrassier parut chercher dans sa mémoire :

— Une dame, dit-il, une dame du grand monde, que je connais pour l’avoir vue quelquefois. Elle est toujours vêtue de noir, c’est une personne bien charitable, qui jusqu’à présent nous aidait à payer notre loyer.

— Son nom ?

— Je ne le sais pas très bien, fit le terrassier, mais je crois que c’est madame Gontier, Gauthier…

— Bien, dit l’inconnu, tu n’as pas menti. Je te laisse libre. Rentre chez toi, Bernard, mais prends bien garde et souviens-toi de ton serment.

Sur ce, Bernard, enfin libéré, s’en alla, et l’homme qui l’avait confessé murmura :

— Ce pauvre Sébastien vient de l’échapper belle. Décidément ma soirée n’a pas été perdue.

C’était Juve qui venait de parler ainsi presque à haute voix, dans le silence de la nuit.

15 – LA CHAMBRE VIDE

D’un pas léger, du pas que prend volontiers un homme content de lui, satisfait de la tournure des événements et plus satisfait encore de la façon dont il a su les plier à sa volonté, les accommoder à ses besoins, Juve se dirigeait vers les quais d’embarquement de la gare du Nord :

— C’est bien le train pour Valmondois ?

L’employé qui sifflait un air de valse grogna une réponse affirmative :

— C’est bien le train pour Valmondois. Oui. C’est là que vous allez ?

— Probablement.

— Faites voir votre billet ?

Juve tendit son coupon. L’homme, à l’aide d’une pince, sans but apparent, sans utilité bien réelle, découpa un mince confetti, puis, il le tendit à Juve :

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