— Ce que je veux, murmura-t-elle, la voix mauvaise, le regard trouble, c’est en finir. Écoute-moi Bernard.
La demi-mondaine saisit par le bras l’ouvrier, elle l’attira contre elle et lui fit sentir la chaleur de ses lèvres, puis lui dit :
— Nous avons déjà bien commencé, il faut continuer, faire mieux encore. Écoute Bernard, tu sais que je t’aime et que si je reste avec lui, c’est uniquement parce qu’il est riche.
— Ah, me parle pas de ton amant.
— Écoute, je t’ai dit que je restais avec lui parce qu’il est riche, et que j’ai besoin d’argent, de beaucoup d’argent. Comme toutes les femmes. Comme tout le monde. Mais je vais te dire une chose, Bernard.
— Quoi donc ?
— Sébastien a une fortune personnelle immense à laquelle je ne puis toucher, mais je sais qu’il a fait un testament en ma faveur. Par conséquent, s’il meurt… As-tu compris ?
— Non.
— Comment, non ? s’écria Rita interdite.
— Je n’ai pas compris. Je ne veux pas comprendre.
La demi-mondaine leva les yeux au ciel. Elle murmura :
— Tu ne m’aimes donc pas, Bernard. Je ne suis donc plus capable de te plaire ?
En disant ces mots, elle se laissait tomber sur l’épaule de l’ouvrier et ses cheveux frôlaient la lèvre, la joue, l’oreille du terrassier. De ses bras vigoureux, il serra la demi-mondaine sur son cœur, l’étreignant à l’écraser :
— Moi ne plus t’aimer. Julie Person, souviens-toi de ce que nous avons déjà fait.
Mais la demi-mondaine ne voulait évidemment pas que le terrassier fît un retour sur lui-même. Elle lui mit la main sur les lèvres pour l’empêcher de poursuivre, et elle changea de ton :
— Déjà je t’ai défendu de m’appeler Julie Person. Je m’appelle Rita d’Anrémont.
— J’aime t’appeler Julie. Ce n’est pas comme ça qu’il t’appelle l’autre, quand il te serre dans ses bras.
— Aucune importance, cria la demi-mondaine. D’ailleurs si c’est pour faire l’imbécile et le sentimental que tu es venu ici, inutile de rester plus longtemps. Je t’ai dit ce que je voulais pour assurer notre bonheur. C’est sa mort à lui, à l’autre, comme tu dis. Si tu as quelque chose dans le ventre, si tu n’as pas froid aux yeux, Bernard, prouve-le. Choisis. Moi, je suis la récompense.
Elle s’offrait à lui, mais brusquement, Bernard sursauta. Il venait d’entendre du bruit. La porte du boudoir s’ouvrit lentement.
Rita d’Anrémont n’avait pas bronché. Du doigt qu’elle mit sur ses lèvres, elle signifiait au terrassier de ne pas bouger. La porte, cependant, s’était grande ouverte, on entendit sur le parquet d’un couloir voisin des pas hésitants et feutrés. Qui arrivait ainsi ? L’homme qui s’avançait à tâtons, malgré la lumière, c’était Sébastien.
— J’ai entendu du bruit, murmura-t-il, est-ce toi, Rita ?
Le terrassier ne bougea pas. Cependant son regard, terrifié et terrible à la fois, ne quittait pas le visage de Sébastien, aux énormes orbites noires, cependant qu’au lieu et place des paupières couraient de longues cicatrices boursouflées de bourgeons rouges.
Ah, ce visage ! À droite de la bouche, la lèvre était déchirée, un lambeau de chair semblait pendre, comme mort ; les narines rongées comme par un lupus ; sur le cou, sur le front, partout les taches laissées par le corrosif, taches suppurantes encore la veille, et qui traçaient des étoiles roses sur la peau jaune. Cependant, guidé par son amour, Sébastien, lentement, avec des souplesses et des adresses d’aveugle, s’était rapproché de Rita qu’il entendait, disait-il, respirer. Puis, caressant, tendre, pour la jolie femme qu’il voyait toujours comme il l’avait connue, il l’attirait auprès de lui, la faisait s’asseoir sur un divan très bas. Sébastien l’enlaçait doucement dans ses bras maigres, puis, les lèvres de l’aveugle cherchaient celles de l’aimée et leurs deux bouches se confondirent dans un interminable baiser.
Mais brusquement, Rita d’Anrémont toute pale, s’arrachant à l’étreinte, se redressa, s’écarta de son amant :
— Non, non, hurla-t-elle, pas ici, jamais, jamais.
— Qu’est-ce que tu as ? demanda Sébastien interdit.
Comment aurait-il su qu’elle ne lui parlait pas à lui ? La demi-mondaine, en effet, alors qu’indifférente elle s’abandonnait à l’étreinte de Sébastien, avait jeté les yeux sur Bernard. La figure de l’homme l’avait terrifiée. Le terrassier n’était plus le fauve qui recule, mais le tigre altéré de sang, le jaguar prêt à bondir. L’homme qui, quelques instants auparavant, hésitait à commettre un crime, venait de se décider.
Il s’était emparé d’un couteau placé à sa droite, tout son corps frémissait, déjà il avait le bras levé. Son poing allait s’abattre.
Ce n’était ni le lieu ni le moment songeait Rita et elle s’était lancée au cou de Bernard. Ce dernier parut s’apaiser : Rita d’Anrémont prenant ses lèvres, les écrasait sous les siennes.
Une voix plaintive retentit. C’était Sébastien qui, brassant les ténèbres de ses mains décharnées, interrogeait :
— Rita, qu’es-tu devenue ? Je t’entends, tu fais du bruit, mais que se passe-t-il ?
— Je me suis cognée dans un meuble, je me suis fait un peu mal, mais ce n’est rien. Qu’est-ce que tu veux ?
— Rita, ma gentille petite Rita, tu vas m’aider. J’ai quelque chose à faire d’important et je compte sur ton obligeance.
— Bien sûr, quoi mon lapin ?
— Tu sais que je vais avoir bientôt la visite de mon frère aîné, de mon frère Nathaniel.
— Je sais, et c’est bien pour te faire plaisir et ne pas avoir l’air de t’accaparer comme ils le disent, que je t’ai conseillé de le recevoir. Mais prends garde, méfie-toi, Sébastien, méfie-toi de lui.
L’aveugle hocha la tête, plissa le front d’un air ennuyé :
— Laissons cela, Rita, c’est mon frère. Je suis tout à fait de ton avis, il y a des reproches qu’il me déplairait d’entendre. C’est justement à ce sujet que tu vas m’aider.
— Ah ?
Sébastien tira son portefeuille de sa poche, il y saisit des feuilles de papier timbré surchargées de cachets et de signatures.
— Ma bonne petite Rita, je vais t’expliquer. Tu n’entends rien aux affaires, et les questions d’argent sont parfaitement indifférentes au joli oiseau chanteur que tu es. Ces papiers sont des traites, des reconnaissances de dettes souscrites il y a déjà pas mal de temps à de vilaines gens, à des usuriers. Ces personnages me prêtaient à peu près la moitié de la somme, que je m’engageais à leur rembourser, c’est l’usage, paraît-il, et j’étais bien forcé de m’y soumettre. Toutefois, lorsque j’ai pu disposer de ma fortune, ces oiseaux de proie se sont naturellement précipités sur moi. Ils m’ont tendu comme des menaces ces paperasses portant ma signature, et j’ai payé… payé… payé… mais maintenant, les papiers sont entre mes mains, je les garde et je veux les garder si bien que nul ne pourra plus jamais les retrouver.
— Que veux-tu donc en faire ?
L’aveugle, avec une nuance de tristesse, poursuivit :
— Ces traites sont libellées de telle sorte, je te demande pardon, ma petite Rita, de t’ennuyer de tous ces détails, mais c’est dans ton intérêt également que je te fournis ces explications, ces traites, donc, sont libellées de telle sorte qu’il suffirait maintenant que quelqu’un s’en emparât pour qu’on puisse, en me les faisant présenter par un homme de loi, m’obliger à les payer à nouveau. Ce serait vraiment désagréable et parfaitement inutile. De plus, je ne veux pas que mon frère sache jamais que j’ai donné des signatures et des signatures, il faut que je te l’avoue, mais tu en garderas le secret, parce que c’est grave, des signatures qui ressemblaient à la sienne, ma petit Rita, à celle de mon frère, que j’avais imitée pour me procurer de l’argent. Si je n’avais pas eu ma fortune pour payer, c’était plus que la ruine, c’était pour moi le déshonneur.
— Mon pauvre, pauvre petit, murmura Rita d’Anrémont, faut-il que tu m’aies aimée pour avoir fait cela.
— Que je t’aie aimée ? ce n’est pas assez, que je t’aie adorée et que je t’adore encore, demain plus qu’aujourd’hui.