— Allô, vous étiez très difficile à contenter, monsieur Juve, disait l’Américain, vous vouliez savoir tout, et vous questionnez tout le temps. Cela était impossible pour moi de vous répondre.
— Parlez donc, monsieur Backefelder, dites-moi ce qui vous est arrivé.
— Je parle. Donc, j’étais en train de dîner. Tout seul et tranquillement. Je venais de recevoir le million envoyé et de le placer dans la cassette, sous mon lit. Je dînais avec un appétit raisonnable et une rapidité grande, parce que je pensais me coucher de bonne heure. J’étais au moment où je mangeais une banane.
— Oui, alors ?
— Alors le domestique, Joseph, a passé derrière moi, et puis il m’a attaché :
— C’est lui qui vous a attaché ?
— Bien fait, je vous assure. Tout de suite, il m’a mis une serviette sur la bouche. Et puis j’avais les bras liés, les jambes aussi à ma chaise. Je ne pouvais plus rien dire, rien faire.
— Assurément, répondait-il. Mais après, nom d’un chien ? que s’est-il passé ?
— Il ne s’était pas passé d’abord grand’chose. Le domestique Joseph, après m’avoir attaché, il s’est versé un grand verre de vin et il l’a bu, tranquillement. J’ai entendu qu’il ouvrait la porte et qu’il y avait un quelqu’un qui entrait.
— Qui ?
— Pas si vite. Le quelqu’un qui entrait, je l’ai vu sans le voir. Un homme grand, beau, bien fait, un bon boxeur s’il voulait. Mais sans doute il ne veut pas. Un grand vêtement noir, et puis sur le visage il avait un masque, une sorte de grand masque d’étoffe noire.
— Une cagoule.
— Oui c’était Fantômas, ce était lui tout juste. Je l’ai entendu plusieurs fois appeler par Joseph.
— Et qu’est-ce qu’il a dit ? qu’est-ce qu’il a fait ?
— Il a dit d’abord en entrant dans la salle : « Joseph, ce n’est pas la peine de le tuer, il est trop bête pour mériter la mort. Attachons-le, ce sera suffisant. »
— Mais vous étiez déjà attaché ?
— Sans doute. Mais beaucoup moins parfaitement bien. Le Fantômas il avait des cordes et une grande habileté, il m’a attaché lui-même et je ne pouvais plus ni bouger, ni voir.
— Et alors ?
— Et alors, le Fantômas il a dit : « Emporte-le dans sa chambre, cela retardera toujours un peu l’enquête de cet animal de Juve. « Alors, ils ont levé ma chaise, ils l’ont emportée dans la chambre. J’ai entendu qu’ils fouillaient dans la cassette et puis ils sont partis, après avoir fermé la porte à clef. Oh, je m’embêtais beaucoup fort, monsieur Juve, quand vous êtes rentré. J’entendais bien que vous m’appeliez, mais je ne pouvais pas répondre, et puis je me disais : Il va se coucher dans son lit, et moi qui voudrais bien me coucher dans le mien. Et je me disais aussi : Bien sûr que M. Juve il ne va pas avoir l’idée de venir me retrouver. J’étais très satisfait quand vous avez enfoncé la porte.
Juve n’écoutait plus. Dans son esprit, un lent travail se faisait. Et d’abord comment Fantômas avait-il pu avoir l’audace de revenir voler à deux reprises, Backefelder ? Car c’était lui certainement qui l’avait déjà volé à bord du transatlantique, lui ou un de ses complices. Quel rapport pouvait-il y avoir encore une fois entre lady Beltham et le terrassier François Bernard, ce terrassier qui déjà se trouvait mêlé de si intime manière au vol et à la tentative d’assassinat de la Villa Saïd, ce terrassier qui était sans doute, le complice de Rita d’Anrémont ? Juve réfléchissait, mais ne trouvait rien. Tout lui semblait décousu. Que deviner ? Que comprendre ? Où s’efforcer de découvrir Fantômas ?
Backefelder cependant, s’était levé, il avait fini son cigare, il souriait à Juve. Le policier demanda :
— Qu’allez-vous faire maintenant ? Comprenez-vous quelque chose à ce qui se passe ?
— Je comprends que je étais très fatigué. Je vais commencer par me coucher et par dormir jusqu’à demain.
— Bon, mais demain ?
— Demain ? Oh cette fois c’est bien simple, je dirai au commissaire que je porte plainte, et qu’il faut que l’on arrête Fantômas.
14 – L’AVEUGLE ET LE TERRASSIER
— Allons, murmura Juve en s’installant de son mieux sur le balcon qu’il venait d’escalader, je crois que j’arrive au bon moment.
Le policier écarquilla les yeux, se pencha vers la fenêtre dont les persiennes à jour lui permettaient de voir l’intérieur de la pièce brillamment éclairée. Depuis plusieurs jours déjà, le policier s’était, avec un acharnement et un entêtement dignes du plus pur des Bretons, attaché à la filature du terrassier Bernard. Depuis que Juve avait découvert les relations de cet ouvrier avec la demi-mondaine, il était convaincu que tôt ou tard ils finiraient pas se rejoindre à nouveau et que de leur rencontre résulterait presque à coup sûr un drame qui éclairerait définitivement la mystérieuse affaire de la Villa Saïd.
Or, vers dix heures du soir, alors que Juve commençait à désespérer, un bruit de pas hésitants et lourds qui retentissaient dans le silence de la nuit l’avait fait tressaillir. Depuis une heure environ, Juve s’attendait à quelque chose : il avait remarqué que Rita d’Anrémont avait éloigné ses domestiques. Donc, que la demi-mondaine voulait rester seule chez elle, seule avec l’aveugle. Pourquoi ? Bernard venait d’entrer. Les deux « enfants du Lioran » allaient s’expliquer en tête à tête, mais qu’allaient-ils se dire ?
Pour le savoir, Juve s’était agrippé à la vigne vierge, avait escaladé, gagné le balcon du premier étage, s’était installé sur le balcon où s’ouvrait la fenêtre du cabinet de toilette de Rita d’Anrémont, véritable boudoir d’ailleurs, d’un luxe compliqué, délicat, incroyable et que des multitudes de lampes électriques inondaient d’une lumière aveuglante, mais adroitement tamisée cependant, par des verres dépolis. L’œil collé à la persienne, Juve, sans être vu – car du dehors son corps se confondait avec l’ombre environnant la villa, – était aux premières loges. Juve arrivait au moment précis où la scène commençait. Rita d’Anrémont qui, sans doute, avait été au-devant de l’ouvrier, rentrait précisément dans son boudoir et François Bernard venait derrière elle.
Rita d’Anrémont paraissait dans le scintillement de ces lumières douces, rajeunie de quinze ans. Lui, demeurait sur le seuil immobile, tenant du bout des doigts, son chapeau de feutre mou. Il était vêtu d’un complet à carreaux, il avait autour du cou un col proprement repassé, très bas, trop bas peut-être pour quelqu’un qui aurait voulu viser à l’élégance, et sur lequel d’ailleurs remontait une cravate suffisamment assujettie. On devinait, rien qu’à le voir, l’ouvrier endimanché, l’être qui n’a pas l’habitude de la tenue bourgeoise. Et de fait, François Bernard avait une allure piteuse, dans ses vêtements raides et mal faits à sa taille, alors que lorsqu’il portait le bourgeron bleu, le large pantalon à côtes et la ceinture rouge entourant sa taille, il avait une allure martiale en quelque sorte. François Bernard n’avait assurément pas l’habitude d’assister à des spectacles aussi suggestifs. Lorsqu’il était témoin du coucher de sa femme, l’excellente Marie Bernard, lorsque la marmaille tapageuse laissait la mère de famille aller prendre un peu de repos, le déshabillé de la digne épouse ne ressemblait en rien à celui de la capiteuse personne aujourd’hui sous ses yeux. Sans doute,
François Bernard avait bien lu dans les livres des histoires extraordinaires sur les dames élégantes et leur façon de se vêtir, mais c’est à peine s’il osait se souvenir que cette prestigieuse personne, Rita d’Anrémont, n’était autre que Julia Person, sa payse, la fille d’un homme comme lui, et qu’il était épris d’elle et qu’elle lui avait dit être amoureuse de lui.
Bernard parlait bas, d’une voix sifflante et saccadée. Mais, à travers la fenêtre et par delà les persiennes, le son de ses paroles vibrait suffisamment pour que Juve n’en perdît rien. Le policier anxieux de savoir ce qui allait se passer, prêt à surgir, à écarter d’un geste brusque le volet simplement poussé, à briser la fenêtre d’un coup de poing et à pénétrer dans la pièce si sa présence était nécessaire, écoutait toujours. Aux exclamations admiratives de Bernard, alors qu’il exprimait tout son amour, tout son désir, Rita d’Anrémont s’était retournée :