Mais, tout en songeant, Juve renifla :
— Tiens, c’est curieux, il n’a donc pas fumé aujourd’hui. Je ne sens aucune odeur de tabac et cependant le parfum du tabac anglais qu’il fume demeure d’ordinaire fort longtemps.
Cela, c’était une toute petite observation, mais elle venait après beaucoup d’autres, elle s’ajoutait automatiquement, en quelque sorte, aux motifs d’effroi que Juve accumulait sans même en avoir conscience depuis qu’il avait pénétré dans l’appartement. Et c’est avec une brusquerie qui n’avait plus rien de prudent, avec une impétuosité qui prouvait à quel degré d’inquiétude il en était arrivé, que Juve abandonna le salon-fumoir pour suivre en courant un petit corridor.
— Ah çà, j’en aurai le cœur net.
Le policier était en moins de rien à la porte de la chambre où devait reposer son compagnon :
— Monsieur Backefelder ? Monsieur Backefelder ?
Par deux fois, il appela encore.
Et le silence persista. Rien ne lui répondit.
Juve colla son oreille au vantail de la porte. Le lit était tout contre, le long de la muraille, il allait sans doute percevoir la respiration du dormeur, s’assurer facilement qu’il était là. Juve ne perçut rien. Il avait eu peur dans le salon, il eut encore plus peur. Ce n’était plus le moment de tergiverser, d’agir avec délicatesse.
Juve empoigna le bouton de la porte, voulut entrer dans la pièce. La porte résista. Elle était fermée.
— Ah çà, mais qu’est-ce que cela veut dire ? Jamais Backefelder n’a fermé sa porte à clef, que je sache.
Juve se recula, il s’adossa à la porte, les pieds appuyés contre le mur, il fit un violent effort, prêt à faire sauter la porte de ses gonds. Mais la porte était solide. Elle résista. Alors, Juve s’impatienta. Tout à l’heure, l’angoisse l’effleurait seulement et il lui résistait, maintenant elle le tenait, il était en sa possession, il était pris par la peur. Juve, abandonnant le procédé qu’il avait adopté un instant, changea de tactique. En dépit du bruit qu’il causait dans l’immeuble tranquille, à cette heure avancée de la nuit, il entreprit de défoncer à coups d’épaule l’un des panneaux de la porte. Et pendant qu’il se meurtrissait les chairs, Juve, les yeux fermés, ayant posé sa lampe sur le sol à côté de lui, croyait voir Fantômas, lady Beltham, lady Beltham qui connaissait François Bernard puisque c’était par l’intermédiaire du terrassier que Juve avait reçu la lettre de la maîtresse du bandit. Il ne fallut pas longtemps à Juve pour réussir. Doué d’une vigueur exceptionnelle, habile aussi à de pareilles entreprises, Juve, en quelques secondes, défonça le panneau inférieur de la porte. Il pénétra dans la chambre de Backefelder.
— J’arrive trop tard, dit-il, simplement.
Devant le policier, étroitement garrotté, bâillonné, les yeux bandés, ne pouvant bouger même un doigt, se trouvait H. W. K. Backefelder, assis sur une chaise de la salle à manger et si pâle, si blême que, sans réfléchir, Juve le crut mort. Comme tous les hommes d’action, devant l’horreur du fait accompli, Juve demeura paralysé quelques secondes, anéanti, et puis, la réaction se fit en lui, il eut comme une honte de sa propre émotion, il se précipita vers l’Américain.
Et à peine Juve s’était-il approché, avait-il frôlé son compagnon de quelques jours, qu’un cri de joie s’échappait de ses lèvres :
— Mais, il vit, il vit, ah, crédibisèque, il vit !
Avec une précipitation extrême, Juve alors entreprit de déligoter le malheureux étranger. Il enleva le bandeau qui lui voilait la lumière. Et avec un indicible bonheur, il vit le regard de Backefelder étinceler, lumineux, affolé, suppliant surtout.
— Oui, oui, criait Juve, perdant complètement la tête, je me dépêche, vous allez être libre.
Et, tout en parlant, le policier s’arrachait les ongles à vouloir défaire les nœuds compliqués qui maintenaient les cordages, immobilisant Backefelder depuis les pieds jusqu’à la tête, maintenant même son bâillon. Ce n’était malheureusement pas chose facile que de défaire les nœuds compliqués à dessein des cordes tendues avec une rigidité extrême. Juve s’impatientait, s’embrouillait, finit par prendre un canif et par scier autant qu’il le pouvait les liens. Le bâillon tomba d’abord. Juve haleta :
— Que vous est-il arrivé ? Qui est-ce qui vous a mis…
Mais évidemment, Backefelder était encore hors d’état de répondre. Le dernier cordage défait, il se leva pesamment du siège où il venait de vivre de si cruels moments, et, les membres engourdis, titubant, victime d’un étourdissement, il fit quelques pas à travers la pièce sans répondre aux questions que Juve multipliait. Pendant quelques secondes, cette scène se prolongea, puis Backefelder ayant fait deux ou trois grandes aspirations profondes, s’étant étiré, sembla retrouver un peu de calme, de tranquillité d’âme au moins. Alors, avec son flegme parfait, Backefelder se tournant vers Juve qui, maintenant, adossé à la muraille, le regardait avec stupeur, il lui tendit la main, et, d’un ton très tranquille, déclarait :
— Ma foi, monsieur Juve, je vous remercie du service que vous venez de me rendre.
Et il proposa :
— Si nous allions fumer un cigare ?
***
Dix minutes plus tard, Juve obtenait enfin du flegmatique compagnon qu’il s’était donné des renseignements sur sa nuit.
— Par pitié, dit Juve, énervé de voir Backefelder tranquillement installé dans un fauteuil du salon-fumoir tirer de larges bouffées d’un excellent havane, par pitié, que vous est-il arrivé ?
— Des choses bien extraordinaires, monsieur Juve, et d’abord, je vous apprends ceci : à peine étiez-vous parti que j’ai reçu la visite d’un envoyé du Comptoir d’Escompte. On m’a remis le million que j’avais demandé d’urgence en Amérique.
— Et alors ?
— Oh alors, en vérité, cela était extrêmement fâcheux. Le million est arrivé, et il est reparti.
— On vous a volé ?
— Oui, lui et l’autre.
— Comment, lui et l’autre ?
— Le million qui me restait. Cela était très simple. Sur le bateau qui me menait en France, je vous l’ai dit, j’avais deux millions. On m’en a pris un. Bon. Et on me laisse l’autre. Je demande un nouveau million en Amérique, pour remplacer le million disparu. Ce soir, le million nouveau est arrivé. Bon. On le prend, en prenant le premier aussi. Mon coffre-fort est fracturé.
Déjà Juve n’était plus dans la pièce. Comme un fou, il s’était jeté hors du salon, il courait à la chambre de l’Américain. La cassette d’acier, comme l’avait dit Backefelder, avait été fracturée à l’aide l’instruments perfectionnés évidemment. On avait réussi à faire sauter le couvercle et maintenant elle était vide. Les millions étaient envolés. Juve, une seconde, devant le coffret, demeura immobile, furieux.
Ah, il le comprenait. Tout cela n’était pas l’effet d’un hasard. Tout cela découlait d’une volonté nette, sûre d’elle. Si Backefelder n’avait été d’abord, sur le bateau, dépouillé que d’un million sur deux, c’était évidemment que l’auteur du larcin avait merveilleusement prévu les intentions de l’Américain. Il avait supposé que Backefelder remplacerait le million volé.
La ruse était bonne. Au million déjà volé sur le transatlantique, le voleur ajoutait le million dédaigné par lui sur le bateau et aussi le million envoyé d’Amérique. Jamais deux sans trois.
Juve, toutefois, le premier moment de stupeur passé, se sentit repris d’une folle curiosité. Comment tout cela était-il arrivé ? Le policier, abandonnant la chambre du vol, retourna auprès de l’Américain. Traversant la pièce, il aperçut, tombé contre le mur, une sorte de petit chiffon noir. C’était peu de chose et cependant Juve tressaillit à voir ce morceau d’étoffe. Il se baissa, il le ramassa, il le déploya et des gouttes de sueur lui perlèrent au front. Cette loque était une cagoule, une cagoule noire, la cagoule de…
Puis, le policier s’était ressaisi, il avait rejoint Backefelder, toujours flegmatiquement occupé à fumer dans le petit salon, et maintenant il le pressait de questions.