— Oh, oh, fit Juve, par exemple, voilà qui devient extraordinaire.
Mais la surprise du policier devait s’accroître encore. Au bout de quelques instants, Bernard qui n’avait cessé de regarder les numéros des maisons s’arrêtait devant la porte de celle où logeait réellement Juve et Backefelder. Cet arrêt ne dura qu’une seconde. Le terrassier se baissa, glissa quelque chose sous la porte, puis, brusquement se mit à courir et disparaissait à l’angle d’une rue voisine avant même que Juve ait eu le temps de faire le moindre mouvement, car il demeurait interloqué.
Le policier sonna à sa porte. Le concierge au bout de quelques secondes tira le cordon, dès lors Juve pénétra sous la voûte, aperçut le document que quelques instants auparavant le terrassier avait glissé sous la porte de l’immeuble.
Juve alluma sa lampe électrique : C’était une lettre à son adresse, à son nom. On avait écrit sur l’enveloppe, d’une écriture penchée, régulière, d’une écriture de femme :
« Monsieur Juve. Très pressé. »
Juve déplia et lut :
Méfiez-vous. Ne quittez pas Backefelder un instant sans quoi les pires malheurs s’abattront sur vous.
Juve éprouva un coup violent au cœur. Depuis six heures du soir n’avait-il pas quitté Backefelder ? Son émotion s’accroissait encore du fait que la mystérieuse recommandation était signée : Lady Beltham.
13 – LE MORCEAU D’ÉTOFFE
Ce n’était point une maison luxueuse que la maison de la rue Bayen. Juve avait dû frotter une allumette pour lire la lettre extraordinaire que François Bernard avait glissée sous la porte.
Maintenant, il demeurait immobile, le pied sur les premières marches de l’escalier, réfléchissant à l’avertissement qu’il venait de découvrir et se demandant avec une anxiété grandissante s’il n’allait pas trouver chez lui, dans l’appartement qu’il occupait avec Backefelder, un terrible spectacle.
Le policier pourtant, était rappelé au sentiment de la réalité par le bruit que faisaient d’autres locataires rentrant eux aussi dans l’immeuble et carillonnant pour se faire ouvrir la porte d’entrée.
— Allons, murmura le policier, il est inutile de tergiverser avec moi-même, il faut que je monte. Montons.
Mais, tout de même, tandis qu’il gravissait les étages, Juve ne marchait pas avec une grande assurance. Son allumette éteinte, il n’en n’avait pas frotté une autre et pourtant, dans l’obscurité qui l’environnait, il voyait clair, il voyait des choses fantastiques, hallucinantes, des visions d’horreur, des visions de drame, des visions de sang. Lady Beltham ! C’était Lady Beltham, à n’en pas douter, qui avait signé la lettre dont il froissait le papier, dans sa main. Et comment lady Beltham avait-elle pu savoir que Juve habitait momentanément en compagnie de l’Américain H. W. K. Backefelder ? Pourquoi avertissait-elle Juve d’avoir à ne point quitter son compagnon ? Parbleu, si lady Beltham intervenait, si lady Beltham disait à Juve : « Ne quittez pas Backefelder », c’est que lady Beltham savait, ou croyait savoir, que Fantômas projetait quelque chose à l’encontre de l’Américain.
Fantômas. Il serait donc toujours sur sa route ? Chaque fois que Juve s’efforcerait de mettre son habileté ou son audace à la disposition d’un malheureux à protéger, il trouverait Fantômas sur son chemin, véritable génie du mal, triomphant dans ses criminelles tentatives. Et Juve, montant son escalier, se demandait où était Fantômas. Ce qu’il faisait ? ce qu’il méditait ? à l’abri de quel masque insoupçonné, de quelle personnalité inconnue il rêvait encore au Crime qui était en quelque sorte sa raison de vivre ? Juve, d’une main qui tremblait un peu, introduisait sa clef dans la serrure.
— Allons donc, pensait le policier, éprouvant un secret besoin de se mentir à lui-même pour rattraper un peu son sang-froid, je m’exagère les choses, sans doute. Lady Beltham m’a prévenu, à temps sans aucun doute, je ne vais pas quitter Backefelder. Fantômas échouera dans ses projets et même, qui sait, je réussirai peut-être à l’appréhender comme dans une véritable souricière.
La clef tourna, la serrure grinça, la porte s’ouvrit. Juve pénétra non sans un certain sentiment d’angoisse, non sans une appréhension secrète, dans le vestibule de l’appartement. Il referma sa porte, il tendit l’oreille. Rien. Nul bruit suspect. Il fut sur le point de se railler lui-même pour ses craintes exagérées. Juve avança de trois pas dans le vestibule.
— Je suis un sot, pensa-t-il.
Puis, il s’arrêta, il s’immobilisait, les bras en avant, respirant à pleins poumons, et malgré lui, saisi par l’effroi indéfinissable qui se dégage on ne sait pourquoi des lieux familiers emplis d’obscurité et qui vous semblent soudain receler des mystères. Juve était bien trop énervé pour demeurer longtemps dans l’incertitude.
— Bah, tant pis pour lui, pensa-t-il en se figurant M. Backefelder tranquillement endormi dans son lit et reposant la conscience en paix, je m’en vais l’éveiller et il ne pourra pas m’en vouloir.
À haute voix, Juve appela :
— Monsieur Backefelder.
Mais à la voix du policier, aucun écho. Juve en fut surpris, il sursauta, toussa, demeura un instant interdit :
— Ah çà, il a le sommeil bien dur.
Et il appela plus fort :
— Monsieur Backefelder.
Mais ce fut tout aussi vainement et cependant, il avait crié très fort, le plus fort qu’il avait pu.
— Je suis trop loin de sa chambre à coucher, se dit Juve, et c’est évidemment ce qui fait qu’il ne m’entend point ou que sa réponse ne parvient pas jusqu’à moi.
Juve s’efforçant au calme gagnait à tâtons un porte-parapluie où il accrochait son chapeau, sa pelisse, d’un mouvement qu’il voulait lent, et qui, cependant, était saccadé, nerveux, empreint d’une réelle inquiétude.
— Faisons de la lumière, avant tout.
Juve sortit du vestibule, ouvrit une petite porte qui conduisait à la cuisine. Backefelder et lui, vivant au restaurant, n’utilisaient pas la pièce et l’avaient transformée en débarras. Le policier, toujours à tâtons, chercha une lampe, la trouva, frotta une allumette et il éprouva immédiatement un grand réconfort, à voir clair.
— Backefelder ronfle, se dit Juve, je vais aller écouter à sa porte, je l’entendrai dormir bien tranquille, et par conséquent, je serai rassuré.
Au sortir de la cuisine, Juve retraversa le vestibule, et, passant devant la salle à manger, ouvrit la porte pour jeter un coup d’œil à la pièce. Il fut surpris, elle était en désordre. Il n’y avait évidemment rien d’extraordinaire dans le fait que l’on avait pas entièrement retiré le couvert, mais tout de même Juve fut ennuyé de ne point trouver les choses en leur état normal. D’ordinaire, sitôt le dîner achevé, quand par hasard lui ou Backefelder dînait rue Bayen, étant pressés par quelque course, le domestique qu’ils avaient engagé s’empressait à desservir, à donner un coup de balai, à rendre à toutes choses, une apparence d’ordre et de confortable. Ce jour-là, il n’en était pas ainsi. Juve voyait la table encore dressée. Même, dans un coin de la salle à manger une serviette, la serviette de Backefelder évidemment, était tombée, traînait là à l’abandon, ce qui était au moins surprenant. Et Juve de son coup d’œil perspicace notait encore que, sur l’assiette marquant la place où s’était assis l’Américain, demeurait la moitié d’un dessert inachevé. Qu’est-ce que cela voulait dire ?
— Continuons notre visite, se dit le policier.
Quittant la salle à manger, Juve traversa le petit salon où d’ordinaire lui et l’Américain, après dîner, allaient fumer un cigare. La pièce avait été meublée à la hâte, en raison de l’installation provisoire de H. W. K. Backefelder mais, néanmoins, grâce à de bons fauteuils, aux tapis épais, qui couraient devant la cheminée, elle avait un air d’intimité qui rassura immédiatement Juve.
— Ici, aucun désordre, murmura le policier.