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— Plus souvent, grommela Bec-de-Gaz, que je renonce à la Guêpe, Tu serais trop content de me sauter dessus.

— Faudra pourtant bien, déclara Œil-de-Bœuf énergiquement, que ça finisse un jour eu l’autre. On est de trop.

— C’est bien mon avis, on est de trop.

— Reste à savoir qui doit se débiner ?

— M’est avis que c’est toi.

— À moins qu’il ne s’agisse de toi.

Les deux hommes s’étaient éloignés, chacun d’eux tenant précautionneusement à la main sa poule en pain d’épice sur laquelle le sucre séché avait écrit en belles lettres de ronde le nom de l’aimée.

Ils marchèrent silencieusement quelques instants l’un à côté de l’autre, puis lentement Bec-de-Gaz posa sa main osseuse sur l’épaule d’Œil-de-Bœuf :

— Mon pauvre vieux, fit-il, au fond ça me fait de la peine de songer que ta peau ne vaut pas cher en ce moment, car j’ai comme une idée que ce soir on va en finir et je suis décidé à te crever comme un chien.

— Mon pauvre Bec-de-Gaz, fit-il, tu n’as pas de prudence pour deux sous, quand je pense que ta dernière heure est peut-être venue et que tu n’as encore ni fait ton testament, ni commandé ton cercueil.

— Ah, Œil-de-Bœuf.

— Ah, Bec-de-Gaz.

Quelques instants plus tard, ils trinquaient le plus amicalement du monde en face d’une bouteille de rouge.

***

Juve et Fandor allaient et venaient au milieu de la foule, se glissant inaperçus, s’arrêtant à la parade de chaque baraque, mais en réalité s’inquiétant beaucoup moins des facéties débitées par les forains que de la composition de l’assistance.

Un peu à l’écart, un couple sombre se disputait. Une femme au visage tragique disait :

— Ne fais pas le méchant, viens avec moi voir le musée anatomique, je te paie l’entrée.

En dépit de cette supplication l’homme auquel elle s’adressait, un colosse aux robustes épaules secoua la tête :

— Rien à faire pour le musée anatomique, c’est des trucs qui me dégoûtent, décidément, il n’y a pas comme toi pour avoir des idées gaies, je ne marche pas, vas-y si tu veux, tu viendras me rejoindre. D’abord il y a Mort-Subite qui m’attend pour prendre un verre. Débine Fleur-de-Rogue, va-t’en voir tes saloperies.

— Eh bien, n’en parlons plus, fit-elle. Après tout, ça m’est bien égal de voir ou de ne pas voir les baraques de la foire, ce que je veux, c’est rester avec toi.

— Ça c’est sûr, tu colles comme de la glu.

— Le Bedeau, ne me parle pas comme ça. Si c’est que tu veux me balancer, eh bien, dis-le franchement.

— C’est pas que je sois rassasié de toi, malgré tout, je sens bien que tu me tiens encore, mais je veux t’arracher de ma peau, car pour tout te dire, je ne suis pas tranquille avec toi, j’ai le taf.

— Le taf ?

— Oui, le taf, répéta durement le Bedeau, rapport à ce que je suis ton homme, ton amant, et que tous ceux que tu as eus avant moi, ça leur a porté malheur. Rappelle-toi Jean-Marie, Ribonard, crevés tous les deux.

— Mais ça n’est pas de ma faute.

— Possible, tout de même tu portes la guigne. Ça ne durera pas longtemps, Fleur-de-Rogue, j’aime autant te le dire.

Soudain, de derrière une ménagerie surgirent deux petits vieux aux allures comiques : Bouzille et la mère Toulouche. Le chemineau s’était endimanché pour la circonstance, et il avait parfaitement l’allure d’un bon paysan de la banlieue venu avec sa bourgeoise faire la fête dans les faubourgs de la grande ville. Car la mère Toulouche, affublée, elle, d’une robe de soie noire qui craquait aux entournures et coiffée d’un chapeau à fleurs dont les brides à l’ancienne se nouaient sous son triple menton, ressemblait vraiment à une ménagère respectable.

Bouzille, en bon badaud, s’intéressait aux parades, écarquillait les yeux lorsque arriva une dame vêtue d’une robe scintillante. Elle riait aux éclats lorsque le clown recevait des coups de pied dans le derrière ou que le singe savant tournait la manivelle d’un orgue de Barbarie.

— Ah c’est rien farce, criait Bouzille qui ne marchandait pas son admiration.

Mais la mère Toulouche avait son idée :

— Comprends donc ce que je te dis, Bouzille, toi qui n’as pas de casier, tu devrais demander l’autorisation de monter une affaire comme ça dans les foires. Moi, je tiendrais la caisse, toi, tu ferais le boniment. Sûr que la combine serait bonne.

— Possible, mais je ne la ferai pas avec toi, la mère Toulouche.

— Pourquoi donc ?

— Tiens, parbleu, parce qu’avec toi je serais sûrement de la revue, tu me roulerais.

— Si on peut dire.

— Et comment que tu me rouleras ! Je te connais, je me connais, c’est fait d’avance.

Il était déjà dix heures du soir et Juve et Fandor, dissimulés dans la foule, avaient à peu près repéré tout leur monde.

— Venez Juve, dit Fandor, je viens d’apercevoir deux femmes qui nous intéressent de façon toute particulière. C’est Chonchon et puis Adèle. Vous savez bien, la femme de chambre.

— Je sais, fit Juve, celle qui depuis l’affaire de la Villa Saïd fréquente les établissements de nuit.

— Si elles sont là, continua Fandor, j’imagine qu’un certain Bébé dont elles sont également éprises l’une et l’autre ne doit pas être bien loin.

— Dans ce cas, continua Juve, suis-les. Moi, j’ai autre chose à faire.

Le policier, d’un geste imperceptible, désignait une ombre qui passait solitaire, non point au milieu de la foule bruyante et épaisse, mais dans la petite allée obscure que les forains réservent entre le derrière de leurs baraques et la ligne de leurs roulottes :

— J’étais fort ennuyé tout à l’heure de l’avoir perdu de vue, désormais, je ne le quitte pas d’un pouce.

— Mais c’est Bernard le terrassier.

— En effet.

— C’est inutile de vous acharner contre lui, cet homme-là est innocent, il n’a jamais rien fait.

— Possible, dit Juve, mais il fera quelque chose. Quoi ? je n’en sais rien, et c’est ce que je saurai, mais ce quelque chose qu’il médite, je l’empêcherai de le réaliser. Va de ton côté, Fandor, moi du mien.

Le journaliste haussa les épaules. Fandor savait que lorsque Juve avait une idée dans la tête, il lui était impossible de l’en faire démordre.

— À bientôt, déclara-t-il, en s’élançant dans la foule à la poursuite des deux amoureuses de Bébé.

Juve n’avait même pas attendu l’adieu de Fandor pour se glisser sur les traces de Bernard.

Le policier vit le terrassier rejoindre à la station du métro Marie Bernard avec les trois aînés de ses enfants. Juve fut dépité.

— Ils vont rentrer chez eux tranquillement, se dit-il, Fandor avait peut-être raison.

Mais soudain, le policier tressaillit d’aise :

— Oh, oh, murmura-t-il, j’ai peut-être bien fait de rester là. Que se passe-t-il ?

Bernard, après avoir longuement fouillé dans sa poche, remit une pièce blanche à sa femme, embrassa distraitement ses enfants, puis, tandis que la marmaille et la mère de famille descendaient l’escalier du métro, Bernard, tournant les talons, s’engagea au milieu de la chaussée large et déserte et chemina la tête basse, l’air préoccupé. Bernard s’écartait de la foule, de la fête et quelques instants après, il tournait à droite dans une ruelle qui s’orientait dans la direction des fortifications, avec Juve sur les talons.

Une demi-heure plus tard, toujours derrière Bernard, Juve sortit du train de ceinture, à la gare de la porte Maillot. Oh, cette fois le cœur lui battait à rompre, car évidemment, ce que Juve attendait depuis si longtemps déjà allait se réaliser. Que venait faire dans ce quartier le mystérieux terrassier ? C’était simple. Non loin de la porte Maillot se trouve la Villa Saïd et dans la Villa Saïd, l’hôtel occupé par Rita d’Anrémont, la rencontre des deux compatriotes, des deux enfants du Limousin allait-elle se produire enfin ? et chez la maîtresse de Sébastien ? Quel était le drame auquel Juve allait sans doute assister, mais qu’il allait en même temps prévenir par sa présence ? Mais Bernard, au lieu de se diriger vers l’avenue Malakoff, s’engageait dans le boulevard Pereire. Le chemin que prenait Bernard n’était autre que celui que Juve aurait suivi s’il s’était agi pour lui d’aller de la gare de la porte Maillot à l’appartement de la rue Bayen, que, depuis quelques jours il occupait avec l’Américain. Mais Juve ne pensait pas qu’il pouvait s’agir d’autre chose que d’une coïncidence et cela dura jusqu’au moment où, parvenu à l’angle du boulevard Pereire et précisément de la rue Bayen, le terrassier s’engagea dans cette dernière rue.

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