— Hâtez-vous donc ! hurlait-il. Vous voyez bien que ces gens-là râlent !… Il faut les secourir ! C’est votre bêtise, que diable, qui vient de les faire assassiner !
Transportés dans un fiacre, Mon-Gnasse et la Puce, évanouis et perdant toujours leur sang, ne donnaient guère signe de vie. Juve prit lui-même les guides en main. À l’ahurissement du cocher, qui ne comprenait rien à la façon de faire de ce client, il fouettait la rosse et la lançait au galop dans la direction de l’hôpital.
Par bonheur, le policier était connu. Un interne accourait immédiatement.
— Grave, grave ! fit-il en hochant la tête. De terribles hémorragies !
Et il demandait :
— Que s’est-il donc passé ? Une rixe ?
— Je ne sais pas, dit Juve.
L’interne, aidé de deux infirmiers, déshabillait les blessés.
— Ils doivent avoir des coups de couteau ou une balle dans les poumons pour vomir le sang de cette façon !
Mais aucune blessure n’apparut sur les deux corps déshabillés.
— Sapristi ! déclara l’interne, qu’est-ce que cela signifie ?
De force, il ouvrit la bouche des deux victimes. Avec des tampons d’ouate, il étanchait le sang et soudain le jeune médecin poussait un cri d’horreur…
— Ah ! nom de Dieu ! c’est abominable !… On leur a coupé la langue !
Et, très pâle, l’interne répétait cependant qu’il cautérisait l’horrible blessure :
— Mais, bon Dieu ! qu’est-ce que tout cela signifie ? Qu’est-ce que cela signifie donc ?
Il interrogeait du regard Juve, Nalorgne et Pérouzin.
Les trois hommes se taisaient.
Nalorgne et Pérouzin n’y comprenaient rien du tout. Juve réfléchissait.
L’interne, à la fin, déclara :
— Ils en réchapperont peut-être, mais voilà des gens muets pour toujours !
Alors, brusquement, Juve se tordit les mains.
Les dernières paroles de l’interne venaient de lui faire deviner la vérité :
— Ah, c’est horrible ! soupira Juve. Sûrement, il s’agit encore d’un crime de Fantômas ! Il n’y a que Fantômas pour avoir osé rêver cela ! Fantômas, sans doute, se méfiait de leurs bavardages ! Oui, c’est bien cela, il a voulu les rendre muets, muets pour toujours !… C’est une terrible leçon de discrétion qu’il vient de donner à des complices trop bavards !
Et Juve, à ce moment, devinait en effet la vérité…
XVI
Sous un monceau d’or
— Il n’est pas encore arrivé ?
— Pas encore !
— Il est pourtant déjà neuf heures un quart, et d’ordinaire le patron est fort exact !
— M. le directeur est, en effet, fort exact à l’ordinaire, je ne comprends pas pourquoi il n’est point là ! Il y a une quinzaine de personnes qui l’attendent, et pour peu que ces gens aient bien des choses à lui dire, nous risquons fort d’aller déjeuner à une heure de l’après-midi !
Le personnage qui s’exprimait ainsi était un majestueux huissier, décoré de plusieurs ordres étrangers, dont le rôle consistait à défendre l’entrée du couloir attenant au cabinet de M. le directeur de la Monnaie.
Il échangeait ces propos et émettait ces craintes en présence d’un employé du personnel, M. Valleret, qui arrivait avec un gros dossier sous le bras.
M. Valleret reprit :
— Dites donc, mon brave, vous allez vous arranger pour m’introduire auprès du patron avant tous ces visiteurs ! Vous savez, nous, les employés, nous n’avons guère le temps d’attendre et j’ai une communication excessivement importante à lui faire !
— Ah ! fit l’huissier d’un air sceptique, vous êtes tous les mêmes ! Ce n’est pas que vous êtes pressé de retourner à votre travail, mais vous voulez en finir rapidement pour être libre à trois heures de l’après-midi !
M. Valleret protestait :
— Moi ? pas du tout, pas du tout !… Et la meilleure preuve, c’est qu’hier à sept heures et demie j’étais encore au bureau. Avec toutes les histoires qui se produisent depuis quelque temps, nous sommes écrasés de besogne et l’on fait des heures supplémentaires que l’on ne nous paie pas !
— Et vous croyez que l’on paie les nôtres ? interrompit l’huissier.
Tout en haussant les épaules, le personnage s’éloignait pour aller recevoir un nouveau venu qui lui tendait sa carte en lui recommandant de bien vouloir la faire passer à M. le directeur de la Monnaie.
L’huissier le toisa dédaigneusement.
— M. le directeur vous recevra à votre tour, s’il vous reçoit.
— Et quel est mon tour ? demanda le nouveau venu.
— Mettons, fit l’huissier, qu’il y ait une vingtaine de personnes à passer avant vous, et nous serons peut-être dans le vrai…
Le nouveau venu faisait une figure longue d’une aune, puis tournait les talons.
— Je repasserai demain ! grogna-t-il.
Et il s’en alla.
L’huissier était revenu s’asseoir à son bureau, auprès duquel se tenait M. Valleret.
— Avez-vous lu les journaux ? demanda-t-il au fonctionnaire.
— Oui, fit ce dernier. Il s’en passe de belles !
— Oh ! dit l’huissier, ce sont là des scandales épouvantables, qui véritablement ne devraient pas arriver.
« Notre police, voyez-vous, M. Valleret, est très mal organisée. Les services de la Sûreté fonctionnent quand ça leur passe par la tête… Paraît qu’ils se détestent les uns les autres, qu’ils se jouent des tours chaque fois qu’ils le peuvent !
— Comme chez nous, cher monsieur, interrompit M. Valleret, comme chez nous… comme d’ailleurs dans toutes les administrations !
— C’est possible, reconnut l’huissier, mais nous, ça ne fait de mal à personne, tandis qu’en procédant de la sorte, à la Sûreté, depuis le grand chef jusqu’au plus petit inspecteur, leur mésentente a pour résultat de laisser les crimes impunis et de permettre aux bandits de commettre leurs forfaits en toute liberté. Enfin, quand je pense que ces deux agents Nalorgne et Pérouzin, auxquels on avait confié deux prisonniers, n’ont pas été capables de les garder !…
— Les prisonniers, dit M. Valleret, doivent rudement le regretter ! Paraît qu’ils ont été affreusement mutilés, qu’on leur a arraché la langue !… Et dire qu’on ne sait pas l’auteur de ce crime monstrueux !
— Mais si, fit l’huissier, n’avez-vous pas lu qu’on attribuait ce forfait à Fantômas ?
— Oh, c’est facile à dire ! Fantômas ! toujours Fantômas !… Je commence à croire que Fantômas n’a jamais existé !
L’huissier prit une allure mystérieuse pour répondre :
— Fantômas existe, n’en ayez crainte, M. Valleret ! Même ce qui m’inquiète, c’est qu’il m’a l’air d’y avoir un lien plus ou moins direct avec les drames qui viennent de se passer hier et les incidents mystérieux qui se produisent ici depuis quelques jours !
M. Valleret, à son tour, changeait de figure.
— Après tout, vous pourriez bien avoir raison ! Savez-vous ce que j’ai dans mon dossier, et ce que je viens dire au patron ?
M. Valleret allait commencer une explication et faire des révélations à son interlocuteur, lorsqu’un violent coup de sonnette retentit :
L’huissier sursauta :
— M. le directeur est arrivé… Je reconnais son coup de sonnette !
Et, dès lors, il se précipitait au fond du couloir, ouvrait une double porte rembourrée et se présentait quelques secondes après dans le cabinet directorial où venait de pénétrer, par une porte privée, M. Léon Drapier.
Le directeur de la Monnaie arrivait très essoufflé. Il se débarrassait en hâte de son pardessus et de son chapeau qu’il jetait machinalement sur un bras de fauteuil, puis s’installait devant son bureau où était disposée une volumineuse correspondance.
— Combien de personnes à recevoir ? demanda-t-il.
— Une quinzaine, monsieur le directeur.
— Eh bien, commença Léon Drapier, introduisez la première personne !