Pérouzin, maladroit comme tout, lut immédiatement ce mot et écrivit en-dessous :
— Ils ont tous des têtes d’assassins !…
Puis il passa le porte-plume à Nalorgne et, souriant, attendit que celui-ci lui communiquât une nouvelle remarque.
La manœuvre était si simple et si grossièrement faite qu’il eût été véritablement impossible qu’elle échappât à la perspicacité du plus obtus des misérables.
Ce qui pourtant sauvait Nalorgne et Pérouzin, c’était tout bonnement qu’il n’y avait aucun misérable dans le cabaret du Cochon-Graset que Pérouzin se trompait complètement en imaginant voir des têtes d’assassins.
Il n’y avait là, en réalité, que de braves gens, d’honnêtes travailleurs des abattoirs, qui buvaient un coup en passant.
Comment cela se faisait-il ?
L’explication était bien simple.
Le Cochon-Gras, en réalité, ne recevait la clientèle louche qu’à partir de quatre heures du soir. Mon-Gnasse et la Puce, d’ailleurs, avaient donné l’adresse tout à fait au hasard. Ils n’avaient personne à voir, personne à rencontrer dans le bouge, et lorsque Juve avait dit qu’il fallait les y conduire, lors de l’interrogatoire qu’ils avaient subi le matin même, Mon-Gnasse et la Puce avaient été les premiers surpris de l’ordre du policier.
Mon-Gnasse avait parlé du Cochon-Graspour gagner du temps, et sans croire que cela allait prendre. Cela n’avait pas pris en effet, mais Juve, lui aussi, voulait gagner du temps, et c’est pourquoi il avait accepté la proposition.
Désormais, Mon-Gnasse et la Puce, séparés par quelques tables de Nalorgne et de Pérouzin, pouvaient causer sans être entendus.
— Quels ballots !… disait Mon-Gnasse. Ils coupent dans tous les ponts !… Et comment qu’on les balade en bateau ! Si on a un peu d’veine, demain, on d’mandera à aller dans un aut’caboulot…
La Puce approuvait.
— Ah, t’es rien bath, mon homme ! disait-elle avec admiration. T’as des idées de costaud tout d’même !… On contera comme ça qu’on a pas rencontré l’type en question et on s’f’ra vadrouiller ailleurs. C’est quinze jours de lichage aux frais d’la princesse… Veine, alors !
Le plan était très simple. Restait à le mettre à exécution, d’autant que, bien probablement, Mon-Gnasse l’estimait du moins, les agents se lasseraient de les promener et l’on finirait par les remettre en liberté.
Ils en étaient là de leurs projets lorsqu’un homme entrait brusquement dans le cabaret à la façon d’un habitué. Cet homme marchait droit à Mon-Gnasse et à la Puce.
— Tiens, les poteaux ! criait-il. Et comment qu’ça va, les vieux ? Ça circule toujours ?
À la vue de cet homme, Mon-Gnasse et la Puce se trouvaient fort interloqués. Qui diable était-ce ? Ils ne le connaissaient aucunement. Ils pensaient ne l’avoir jamais vu !
Mon-Gnasse, pourtant, ne perdait pas trop son sang-froid.
— Ça, y a pas d’doute, jugea-t-il en un instant de réflexion, c’est un trafalgar qui s’prépare ; c’est des copains qui nous envoient c’type-là, histoire de nous faire barrer !
Mon-Gnasse se fit aimable en conséquence.
— Eh oui, ça circule ! déclarait-il. On n’est pas bons encore pour les pissenlits !… Et toi, ma vieille, quoi d’neuf ?
Mon-Gnasse, d’un petit geste de la main, avait fait signe à Nalorgne et Pérouzin. Les deux agents tressaillaient d’aise.
— Cela doit être l’individu ! écrivit Nalorgne.
Pérouzin répondit :
— Ouvrons l’œil, et le bon !
Ils furent tout yeux, tout oreilles.
La conversation continuait.
— J’ai pas longtemps à moi, déclarait le poteau de Mon-Gnasse et de la Puce, tout juste le temps de faire un cafouillou. Ça colle-t-il ?
Mon-Gnasse n’ignorait pas qu’il n’y avait pas de billard dans l’établissement. La proposition de l’inconnu le confirma donc dans cette pensée qu’il avait des propositions à lui faire.
— Ça colle ! répondit-il.
— Alors, cavale dans la salle du fond !
L’inconnu se retournait vers le patron, il criait :
— Eh, tôlier ! On s’en va au cafouillou… Tu porteras les verres là-bas !
Le tôlier poussa un grognement qui pouvait être à la rigueur une réponse affirmative.
Mon-Gnasse et la Puce se levaient cependant. Ils suivaient l’inconnu, adressant toujours des petits gestes à Nalorgne et Pérouzin qui ne se tenaient pas d’aise. La correspondance reprit entre les deux personnages.
— Ça marche ! écrivait Nalorgne.
— Ça galope ! affirmait Pérouzin.
Et, prenant une feuille neuve, Nalorgne écrivait encore :
— Sûrement l’individu qui vient d’entrer est un apache intéressant. Ils ont fait des signes, attendons !
— Attendons ! acquiesça Pérouzin.
Ils attendirent, en effet, sans inquiétude, car ils étaient persuadés qu’il n’y avait point d’autre sortie, pendant un bon quart d’heure. C’était à peine s’ils trouvaient le temps long et s’ils commençaient à se demander s’il ne serait pas bon d’aller voir dans la salle basse ce qui se passait, lorsqu’un événement, à coup sûr imprévu, se produisit brusquement.
Enfoncée d’un coup d’épaule, la porte de la salle basse s’ouvrait.
Un homme apparaissait dans l’embrasure. C’était Juve !
Juve était livide, et Juve criait :
— À l’aide, nom d’un chien ! Nalorgne, allez vite chercher une voiture ! Pérouzin, aidez-moi !… On s’assassine là-dedans !
Alors, une scène horrible se passait.
Tandis que Nalorgne, affolé, obéissait machinalement, quittait le cabaret et courait chercher un fiacre, Pérouzin, accompagnant Juve, se précipitait dans la salle basse.
L’aspect de la pièce était épouvantable.
Par une fenêtre située à mi-hauteur, une fenêtre dont les grilles étaient arrachées et qui avait servi à Juve pour entrer, un jour pâle pénétrait. Il éclairait une scène abominable.
Le sol était couvert de sang. Le sang avait d’ailleurs giclé jusqu’au plafond, souillant les murs, écrivant un horrible carnage.
Mais ce n’était point le sang qui retenait les regards. Ce qui laissait Pérouzin muet d’effroi, ce qui l’épouvantait au point qu’il pensait défaillir, c’est qu’il apercevait, à l’instant même, deux formes humaines, deux corps qu’agitaient de convulsifs mouvements, le corps d’un homme, le corps d’une femme, le corps de deux malheureux qui étaient Mon-Gnasse et la Puce et qui, tous deux souillés de sang, râlaient à moitié !
— Mon Dieu ! gémit Pérouzin.
Et, machinalement, il cherchait un troisième personnage, le costaud qui avait accompagné Mon-Gnasse et la Puce.
— Imbéciles ! Brutes ! Comprenez-vous votre maladresse, au moins ? Vous les avez perdus de vue !… Ah, sang Dieu, dire que je suis arrivé trop tard !
Juve, en fait, était parvenu au Cochon-Grasjuste à l’instant où Mon-Gnasse et la Puce suivaient l’inconnu pour entrer dans la salle basse ; le policier, qui allait pénétrer dans le cabaret, avait vu, à travers la porte, Nalorgne et Pérouzin laissant tranquillement s’éloigner les deux apaches dont ils avaient la garde.
— Les imbéciles ! avait pensé Juve.
Sans perdre de temps alors, et soupçonnant qu’une évasion était possible, Juve, au lieu d’entrer dans le cabaret, s’était rejeté en arrière, voulant faire le tour de la maison.
Il avait perdu du temps à traverser des cours, à s’orienter. Quand il était arrivé sur la façade opposée du Cochon-Gras, il avait trouvé la fenêtre ouverte, avait compris que quelqu’un avait fui par là, s’était hissé jusqu’à cette lucarne et, par elle, avait aperçu les deux victimes étendues sur le sol…
Que s’était-il passé au juste, cependant ?
Juve ne le savait pas. Il avait vu que Mon-Gnasse et la Puce vomissaient le sang à flots. Ils étaient ligotés. Juve alors donnait l’alarme, envoyait chercher une voiture, puis s’occupait avec Pérouzin de transporter les blessés.
Juve, d’ailleurs oubliait complètement à cet instant qu’il s’agissait de misérables fort peu dignes d’intérêt. Il bousculait même Nalorgne et Pérouzin avec fureur :