Celui-ci était encore là, répondait encore aux questions plus ou moins insinuantes que le juge d’instruction lui posait avec brusquerie, essayant de l’amener à se couper.
Léon Drapier, naturellement, se défendait avec désespoir. Il trouvait des réponses à tout. Peut-être d’ailleurs perdait-il un peu la tête, car il voulait expliquer l’inexplicable et, lorsque par hasard il restait court, il répétait docilement ce que lui soufflait le policier Mix, peut-être mieux intentionné qu’habilement inspiré.
Juve écouta sans mot dire cette dernière phase de l’enquête. Léon Drapier, à ce moment, s’efforçât d’établir sur le conseil de Mix qu’il y avait fort longtemps qu’il n’était venu voir sa maîtresse. Une telle prétention était inadmissible. Le service du Dr Bertillon, en effet, avait facilement relevé dans l’appartement des empreintes, des traces qui prouvaient tout au contraire que Léon Drapier y venait assez fréquemment.
Le directeur de la Monnaie, pourtant, s’entêtait à nier.
— L’imbécile ! pensa Juve. Et quel maladroit que ce policier Mix !
Mais, naturellement, Juve ne dit mot, ne voulant pas se compromettre, tenant surtout à ne pas heurter de front ce qui semblait être la conviction du magistrat, évidemment de plus en plus persuadé que le coupable n’était autre que le directeur de la Monnaie.
Juve pourtant, à ce moment, devait faire preuve, pour se taire, du plus méritoire des silences, de celui qui consiste à ne rien dire alors que les arguments se pressent en foule dans la pensée, alors que l’on se sent de taille à mener une discussion importante.
Par exemple si Juve se taisait, il ne pouvait s’empêcher de songer. Il s’en empêchait si peu qu’à midi et demi, lorsque enfin Léon Drapier se retirait, Juve avait peine à se retenir tant il avait envie de s’élancer sur Mix.
— L’animal ! jurait-il tout bas. Sans s’en apercevoir, il fait faire gaffe sur gaffe à son client !
Puis Juve souriait, interrogeait sa conscience.
— Après tout, n’était-il pas un peu partial ? Ne se montrait-il pas sévère à l’endroit de Mix surtout parce que celui-ci appartenait non pas à la classe des policiers officiels, mais bien à celle des détectives privés ?
Juve finit par hausser les épaules et se traiter lui-même d’imbécile.
— Allons ! se disait-il en faisant son examen de conscience. Est-ce que, par hasard, je serais atteint de la maladie du fétichisme ? Est-ce que je ne voudrais pas reconnaître qu’il y a d’excellents policiers en dehors de ceux qui sont inscrits sur les livres de la préfecture ?
Juve prit congé du magistrat qui se frottait les mains d’un air satisfait en prononçant des paroles de doute :
— Évidemment, disait Juve sans s’avancer, évidemment, il y a quelque chose de troublant dans toutes ces aventures, et la personnalité de Léon Drapier apparaît un peu inquiétante. Il faut attendre toutefois pour se prononcer.
Juve quitta le Palais de Justice, grimpa à la Sûreté.
Juve ne souriait plus. Il se doutait bien que M. Havard, encore vexé de son intervention de la matinée, le recevrait un peu fraîchement. Juve n’était pas homme, toutefois, à s’embarrasser pour si peu.
M. Havard, quelques instants après, recevait en effet Juve avec une certaine nervosité.
— Eh bien ? demandait le policier, où en sommes-nous, patron ? Est-ce aujourd’hui que l’on conduit Mon-Gnasse et la Puce au Cochon-Gras ?
— C’est aujourd’hui, répondit sobrement M. Havard.
— Tant mieux, très bien, approuva Juve qui se mettait en frais d’amabilité. Plus vite on en finira, et mieux cela vaudra !
— C’est évident, répondit laconiquement M. Havard.
Mais Juve insistait :
— À quelle heure les ferez-vous conduire là-bas ?
M. Havard se mit à écrire une lettre, il répondit en affectant d’être distrait :
— J’ai donné les ordres nécessaires. Mon-Gnasse et la Puce doivent être partis…
Juve fit la grimace.
— Déjà ! à deux heures de l’après-midi ! C’est bien tôt pour aller au Cochon-Gras !
— Non, riposta M. Havard. L’établissement a la clientèle des garçons de l’abattoir de la Villette. Il y a beaucoup de monde entre deux et trois heures.
Juve ne voulut pas, évidemment, engager une controverse sur ce point.
— Bon ! bon ! très bien ; fit-il. D’ailleurs, le rapport de Léon ou de Michel nous renseignera.
Juve parlait en toute sincérité, et sans voir malice à ses paroles. M. Havard, pourtant, dressait la tête d’un air peu satisfait.
— De quel rapport parlez-vous ? demandait-il.
— Mais du rapport qui sera déposé sur cette promenade dans les bouges…
M. Havard s’était remis à écrire. Il remarqua à mi-voix :
— Ah bon, très bien ! J’avais cru que vous parliez de Léon ou de Michel…
— Sans doute, dit Juve avec un peu d’impatience. Je suppose bien que c’est Léon que vous avez envoyé là-bas ?
— Non, dit M. Havard un peu sèchement. J’ai envoyé Nalorgne et Pérouzin.
Juve, cette fois, ne répondit pas. Brusquement, son visage s’était renfrogné, il se mordait les lèvres d’un air très peu satisfait.
Juve, en effet, ne se trompait pas sur l’importance des paroles qui venaient d’être dites. Si M. Havard avait chargé Nalorgne et Pérouzin de l’enquête, c’était évidemment pour infliger un blâme implicite à Juve. Celui-ci avait surtout confiance en Léon et en Michel. On choisissait d’autres hommes que ses préférés, c’était tout simplement pour lui être désagréable.
Juve, toutefois, avait trop bon caractère et se moquait trop parfaitement aussi des petits calculs et des petites jalousies de M. Havard pour attacher la moindre importance à un incident qui n’avait pas de valeur à ses yeux. Il n’eût donc pas relevé la chose s’il n’avait pas considéré que Nalorgne et Pérouzin étaient de parfaits imbéciles et qu’il était plus que dangereux de les charger d’une mission délicate.
Juve ne dit mot, se leva, prit congé de M. Havard et quitta le cabinet du chef de la Sûreté.
Dans le corridor, Juve se mit à courir. Il consultait sa montre, il fronçait les sourcils.
— Deux heures vingt ! murmurait-il. Une demi-heure pour aller là-bas, j’y serais tout juste à trois heures… Sera-t-il encore temps ? Ah ! sapristi, j’ai grand peur qu’il y ait du grabuge, du terrible grabuge !
Et Juve, en grommelant, descendit l’escalier, sortit dans la rue, héla le premier taxi-auto qu’il rencontrait.
— Mon vieux Nalorgne, disait Pérouzin, qui, depuis quelque temps, était un peu moins neurasthénique et voyait la vie en rose, mon vieux Nalorgne, ça, c’est significatif. Du moment qu’on nous choisit pour une mission pareille, c’est qu’on connaît enfin notre mérite, c’est que notre avancement est certain !
Nalorgne, qui, de gai qu’il était, était devenu pessimiste, hocha la tête avec accablement :
— Ou bien, murmurait-il, c’est que la mission est dangereuse et qu’on nous a choisis de préférence à tout autre, pour nous faire casser la figure !…
Les deux agents, à midi et demi, venaient tout juste de recevoir de M. Havard l’ordre d’avoir à conduire au Cochon-Gras, cabaret borgne de la rue de Flandre, le couple Mon-Gnasse et la Puce. Ils avaient d’ailleurs reçu des instructions précises. Ils prendraient un fiacre, ils seraient armés, ils ne quitteraient pas des yeux les prisonniers dont ils avaient la charge et dont ils étaient responsables. Nalorgne veillerait sur Mon-Gnasse et Pérouzin sur la Puce.
— Vous comprenez bien la situation ? avait dit M. Havard, qui ne se trompait pas beaucoup en estimant à zéro l’intelligence de ses sous-ordres. Il faut que ces gars-là puissent avoir l’air d’être libres, mais il faut aussi qu’ils ne puissent pas vous filer entre les doigts !
Nalorgne et Pérouzin avaient naturellement juré qu’ils comprenaient à merveille et qu’aucun danger n’était à craindre.
Dans le secret de leur âme, cependant, ils étaient flattés, mais inquiets. Rentrés chez eux, Nalorgne et Pérouzin se dépêchaient de se grimer. Avec une maladresse d’ailleurs complète, ils tentaient de se faire des têtes d’apache. Si la nature ne les avait pas doués l’un et l’autre de physionomies brutales et repoussantes, ils n’y seraient peut-être pas parvenus. Mais comme en réalité ils marquaient mal d’ordinaire, ils arrivaient à incarner assez bien leur rôle en se contentant de passer des vestes usées, de tourner autour de leur cou des foulards rouges, de se coiffer enfin de casquettes plates comme en portent tous les Remparts de tous les Sébastos du monde.