— Eh bien quoi, les jaunets y n’devaient rien à personne ! J’ai pas à expliquer ma fortune !
— Si, fit Juve. Quand on n’est pas propriétaire, il faut…
Mais Mon-Gnasse venait d’inventer une explication, il se hâta de la donner :
— Eh bien, voilà ! commença-t-il. Ce pèze-là, je l’ai gagné aux courses. J’voulais pas l’dire, parce que mes théories sont contre les courses et que j’suis honteux d’la chose…
En parlant, Mon-Gnasse jetait des coups d’œil sournois pour s’assurer de l’effet que produisaient ses paroles.
Juve, tranquillement, venait de se lever.
Sans hausser la voix, il disait à Léon :
— Faites donc conduire ces bonnes gens-là au cachot. Après tout, nous sommes bien bêtes de perdre du temps avec eux !
Or Mon-Gnasse, en écoutant ce propos, perdait toute son assurance.
Une peur affreuse lui venait.
Des fois, est-ce que les cognes ne l’auraient pas filé depuis Robinson ? Est-ce que la rousse ne savait pas qu’il turbinait pour Fantômas ? Ils étaient tous là à lui tirer les vers du nez ; peut-être bien qu’ils faisaient les imbéciles mais qu’ils en savaient long !…
Et Mon-Gnasse fut pris d’un désespoir violent à la pensée qu’on allait le reconduire dans sa cellule, qu’il y resterait peut-être au secret pendant sept ou huit jours et que, tout ce temps, il ne saurait rien de ce qui se tramait contre lui…
Mon-Gnasse ouvrit la bouche pour parler, mais la Puce le devança :
— Ah ! bien, zut alors ! déclarait la femme. Si c’est comme ça, moi, j’aime mieux jacter ! Bien sûr, qu’on sait des choses !…
Mon-Gnasse, à son tour, reprit la parole :
— Pour en savoir, se hâtait-il d’ajouter, ça, on en sait !… Seul’ment, nous autres, on est innocents…
Puis, d’un coup d’œil, Mon-Gnasse invitait la Puce à se taire.
— On n’peut même pas jacter ce qui s’appelle des renseignements, rapport à ce que l’type qui nous a r’filé les pièces, on l’connaît à peine…
— Ah ! fit Juve. On vous a donc refilé les pièces, maintenant ? Vous ne les avez plus gagnées aux courses ?
Mon-Gnasse se troubla tout à fait.
— C’est que, voilà, commençait-il.
Puis, il se décidait soudain et il parlait d’un ton ferme :
— Est-ce pas, on pourrait vous dire des choses, et vous en faire trouver beaucoup d’autres !… Seul’ment, la Puce et moi, rapporta c’qu’on est des honnêtes types, on connaît pas les noms des bougres qui font les coups… Est-ce qu’on pourrait pas, d’hasard, nous m’ner au cabaret du Cochon-Gras ? Dame, c’est là qu’on vous en montrerait, des pantes !… là, que vous en feriez, un coup de filet !… Ça s’peut-il ?
— On verra ! fit Juve.
Le policier faisait un signe à Léon. Éberlués, Mon-Gnasse et la Puce, se demandant pourquoi l’on coupait court à leur interrogatoire, furent emmenés hors du cabinet du chef de la Sûreté.
Ils étaient à peine partis que Juve expliquait aux ministres :
— Ces gens-là avoueront, messieurs. Ils n’avoueront pas aujourd’hui, évidemment, car ils espèrent encore pouvoir nous tromper, mais je devine qu’ils avoueront… Ils vont demander à se promener dans la pègre dans l’espoir de nous lasser. Quand ils verront qu’on ne les lâche pas, ils se décideront certainement à entrer dans la voie des aveux. C’est bien votre avis, monsieur Havard ?
M. Havard était au fond de son cœur très vexé de l’attitude qu’avait eue Juve, inconsciemment, car, emporté par son intelligence, le roi des policiers avait agi tranquillement, sans trop s’occuper de son chef.
M. Havard riposta avec un peu d’aigreur :
— Si vous m’aviez laissé le temps de parler, Juve, j’aurais exactement dit cela à ces messieurs !
À ce moment, le policier sourit. Il sentait le reproche ; il voulut calmer la jalousie du chef de la Sûreté.
— Fichtre ! murmura Juve tout haut… Et mon rendez-vous chez le juge d’instruction !
Rapidement, Juve prenait congé et partait. Il laissait le chef de la Sûreté reconduire les ministres ; c’était une compensation que M. Havard apprécierait certainement…
XV
Une leçon de discrétion
Juve s’avançait peut-être un peu ou encore ne confessait pas entièrement sa pensée lorsqu’il se déclarait certain que Mon-Gnasse et la Puce, d’ici peu de temps, se décideraient à reconnaître qu’ils n’étaient point aussi innocents qu’ils voulaient bien le dire et se résoudraient à apprendre quelle était la provenance exacte des pièces d’or saisies sur eux.
Juve partait, pour raisonner ainsi, d’un point de départ discutable.
Il n’avait point varié d’opinion, il estimait de plus en plus que le directeur de la Monnaie, autour duquel les soupçons semblaient se resserrer, était un malheureux innocent, victime d’un ensemble de circonstances ou, ce qui était pis encore, victime des plans ténébreux de quelque crapule acharnée à sa perte.
— L’histoire des faux certificats est louche, pensait-il. L’histoire du valet de chambre assassiné est plus louche encore… Enfin, le double attentat commis contre Paulette de Valmondois est si louche lui-même que cela dépasse les bornes permises.
Et Juve finissait par déclarer :
— On n’est pas bête à ce point-là ! Si Léon Drapier était le coupable, il n’aurait pas accumulé autant de maladresses certaines, autant d’indices constituant des charges terribles contre lui !
Juve n’avait pas été trop surpris d’apprendre, quelque temps auparavant, qu’aux charges qui pesaient déjà contre Léon Drapier de nouvelles charges s’étaient encore ajoutées. L’histoire des louis d’or antidatés, de ces louis d’or qui auraient dû, plus d’un an encore, dormir dans les caves de la Monnaie et qui, cependant, se trouvaient en circulation, l’étonnait à peine.
— Diable de diable ! pestait alors Juve. Tout s’enchaîne, tout s’accumule, tout semble s’ajouter pour arriver à charger ce Léon Drapier !… Ce n’était pas assez de deux crimes, voilà maintenant qu’il s’agit d’affaires peu propres, concernant ses fonctions de directeur de la Monnaie ! Allons, à force de s’embrouiller, cette histoire-là finira par s’éclaircir !
Et Juve, qui pestait en réalité de n’avoir pu s’embarquer pour aller au Chili chercher Hélène, commençait à se prendre malgré lui d’intérêt pour une enquête qui chaque jour devenait plus difficile, qui paraissait même devoir être désormais complexe et mystérieuse au possible.
— On verra ! On verra ! se disait Juve.
Et c’était fort de cet optimisme, persuadé que la lumière se ferait, que Juve venait de se montrer si affirmatif devant le ministre en déclarant que Mon-Gnasse et la Puce avoueraient à bref délai.
— Avant tout, songeait-il, il faut gagner du temps. Que diable ! Ce n’est pas Léon Drapier qui livre des louis d’or antidatés à ces deux apaches !… C’est un autre individu. Qui, par exemple ? Je n’en sais rien, mais j’arriverai à le trouver !
Juve, ayant quitté la préfecture, se rendait en hâte au Palais de Justice où il gagnait les couloirs d’instruction, voulant assister à l’enquête qu’un magistrat continuait à mener relativement aux affaires criminelles dans lesquelles s’était trouvé compromis le nom de Léon Drapier.
Juve arriva en retard, mais il n’eut pas à le regretter.
Comme le greffier lui passait en effet, sur un signe du juge, les feuillets qu’il venait de noircir et sur lesquels étaient consignées les questions du magistrat et les réponses qu’avaient faites les différents témoins entendus, Juve arrivait très vite à se faire une conviction. Cette conviction se résumait en ceci :
— L’enquête patauge, estimait Juve. Elle patauge terriblement. On ne trouve rien, on ne découvre pas davantage, et ce serait la bouteille à l’encre si le hasard ne fournissait pas un bouc émissaire dans la personne de Léon Drapier !