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— Dis, mon gros, t’as soif ? T’as faim ?

Et, bonne âme, sans attendre la réponse, elle appelait déjà :

— Eh ! l’Empoisonneur, la tournée du môme ! Donne-nous de l’orgeat, des cornichons et du pain.

Le mélange était bizarre, la pierreuse ne connaissait rien au-dessus, raffolant, pour sa part, des cornichons, dont elle eût fait sa nourriture du premier janvier à là Saint-Sylvestre.

Les autres filles, d’ailleurs, s’étaient groupées autour d’elle. Toutes se passaient le bambin, l’embrassaient, jouaient avec lui, dans un soudain renouveau de maternité qui s’épuisait en phrases touchantes comme en gestes maladroits.

— Attends voir, mon Jésus, que j’te peigne ! T’as tes boucles tout emmêlées !

— Fais voir, mon bonhomme, que j’te tire tes chaussettes !

— Donne ta main ! là… Dis bonjour !

Elles l’étourdissaient un peu, mais il se laissait faire cependant, le visage déjà tout barbouillé d’orgeat, et suçant un cornichon qu’il trouvait mauvais sans oser le montrer.

— Eh ben, ma fille, clamait derrière Adèle un maigre individu qui n’était autre que Fumier, c’est pas pour dire, mais quand il aura dix-huit ans, celui-là, y fera rudement tourner les têtes !… Quels châsses il a, bon Dieu !

Alors ce furent des exclamations sans fin. Chacune d’elles découvrait au gosse des beautés extraordinaires. Il avait une bouche que c’était un plaisir de le voir croquer son cornichon. Son nez était rigolo en diable…

— Et ses mains ! clamait Adèle. Avez-vous vu ses mains ? On dirait des mains de poupée !

Elles s’enthousiasmaient les unes après les autres, étant restées enfant, prenant vraiment plaisir à jouer avec le gosse tout comme elles eussent joué avec une véritable poupée.

Il y eut une ambassade. Adèle quitta le groupe des filles pour aller trouver l’Ours. Elle lui tapait sur l’épaule, elle lui passait la main dans les cheveux, jusqu’à ce qu’il daigne écouter :

— Dis voir, ton mômignard, comment qu’y s’appelle ?

L’Ours, qui en était à sa quatrième absinthe, répondit d’une voix fort empâtée :

— Y s’appelle Gustave. Gustave Poucke… Ah ! nom de Dieu ! Y s’appelle aussi Gustave de Valmondois, même que je ne sais pas qu’en fiche !

Et, avec un entêtement d’ivrogne, Martin voulait à toute force contraindre les copains à écouter son histoire :

Il en avait du malheur, bon Dieu !… Le gosse, comme ça, était un gosse d’une femme de luxe, même qu’elle payait pas ses mois de nourrice, qu’il avait rappliqué à Paris, histoire de lui reflanquer l’enfant dans les mains…

— Seul’ment, ça, c’est pas d’veine, continuait l’Ours, paraît que la gerce, elle est à l’houstot, rapport à ce qu’on l’a esquinté aux trois quarts. Alors, moi, j’sais pus qu’en faire, du mômignard… Le garder, non, j’veux pas ! Très peu de me ruiner pour lui ! Le fout’ à la Seine, c’est dangereux !… Le coller à l’Assistance, ça me ferait du tort pour mon commerce !… Ah ! vingt cent mille diables !… Je le donnerais pour pas cher ! Qui qu’en voudrait ?

Depuis un instant, un homme était entré dans le bouge, un apache, au visage sévère, qui avait échangé un signe de tête avec l’Empoisonneur et, debout, appuyé contre un mur, fumait en regardant le plafond sans avoir l’air de prêter attention aux paroles qui s’échangeaient près de lui.

Cet homme, en réalité, ne perdait pas un mot des paroles de l’Ours. Il les écoutait si bien, il les observait avec tant d’attention qu’à deux reprises il avait même vivement tressailli.

Brusquement, il se départit de l’attitude flegmatique qu’il s’imposait.

— Dégueulasse ! appelait-il.

Dégueulasse, qui buvait sans penser à mal, le nez dans son verre, calculant qu’on était douze poteaux, qu’on avait déjà prix cinq tournées et qu’il en restait encore sept à boire, releva la tête de surprise.

— Quoi ? demandait-il. Qui c’est qui m’siffle ?

Dégueulasse perdit son assurance et parut fort surpris en apercevant celui qui l’avait appelé.

— Ah ! par exemple !… commença-t-il.

Il se levait, courait à l’homme.

— C’est vous, patron ?

— Chut ! fit l’autre. Ne me nomme pas, écoute…

Et Dégueulasse et son interlocuteur échangèrent quelques mots. Dégueulasse paraissait au comble de la stupéfaction.

— Bon sang ! répondit-il enfin, j’vais vous obéir, mais, tout d’même, je me d’mande à quoi que vous pensez et qu’est-ce que vous en f’rez ?

Dégueulasse jetait de furtifs coups d’œil vers les tables du bouge où les pierreuses s’étaient groupées, se disputant pour prendre le petit gosse sur leurs genoux et le faire sauter en lui racontant des histoires.

Dégueulasse ne posa pas d’autre question. L’homme qui lui parlait avait brusquement froncé les sourcils.

— Je n’aime pas les curieux, déclarait-il. J’aime encore moins les bavards ! Obéis, et ne cherche pas à comprendre !

— Bon, bon, ça va !…

L’oreille basse et faisant piètre mine sous la réprimande qu’il venait de recevoir, Dégueulasse s’approchait du comptoir où l’Empoisonneur demeurait maintenant immobile, dans une pose d’engourdissement qui cachait en réalité sa satisfaction devant la marche des affaires.

— Passe-moi les dés ! demandait Dégueulasse.

— Pourquoi faire ?

— Pour un zanzi.

En possession de deux cornets de cuir dans lesquels trois dés cliquetaient, Dégueulasse revint vers le fond du bouge, se pencha vers l’Ours.

— Eh vieux ! commençait-il. Y t’gêne, ton gosse ? Veux-tu me l’refiler ?

La proposition fit stupeur.

— Non, commençait Fumier, t’es piqué, des fois, camarade !

Œil-de-Bœuf, à son tour, protestait :

— Quoi, tu veux t’fout’nourrice, maint’nant ?

L’Ours lui-même paraissait abasourdi.

— Vrai ? faisait-il. Tu veux l’môme ? Qu’est-ce que tu l’payes ?

L’instinct d’avarice se réveillait déjà chez le père Martin.

Il ne savait que faire du numéro quatre, il le trouvait plus gênant qu’utile, mais il n’entendait pas le donner. Dégueulasse, d’ailleurs, ne marquait aucune surprise en entendant cette question.

— Ah bien, voilà, commençait-il. C’que j’en veux faire, c’est moi que ça r’garde ! Les autres ont pas à s’en mêler. Dis donc, l’Ours, j’te l’achète pas, mais j’te l’joue… Ça colle-t-y ?

— Tu me l’joue ? répéta l’Ours, qui n’avait plus les idées très nettes. Comment c’est que tu me l’joues ?

— En quarante points au zanzi. Tu marches ?

— Je marche.

Ils prirent chacun un cornet, la partie commença.

— Six ! annonça l’Ours.

— L’as ! riposta Dégueulasse.

On applaudit.

— Mon vieux, si tu y vas de ce train, tu n’es pas près d’avoir le môme !…

Mais la chance tournait : Dégueulasse, peut-être bien d’ailleurs, connaissait le secret de ces cornets qui n’étaient pas parfaitement ronds et de ces dés qui n’avaient rien de cubique. Il perdait encore deux ou trois fois, puis il se mettait à gagner de façon insolente. En douze coups, c’était une affaire faite.

— Quarante ! annonça Dégueulasse. Le môme est à moi !…

Et il battait un entrechat, dansait deux ailes de pigeon, puis allait prendre le numéro quatre par la main.

— Viens ici, chien d’ivrogne !

On n’était pas encore revenu de l’étonnement que causait cette partie que Dégueulasse emmenait hors du bouge l’enfant qu’il venait de gagner.

Derrière lui, la Puce et l’apache grave sortirent précipitamment…

XI

Crime horrible

Avec ses bâtiments s’étendant sur un énorme espace, avec ses murs noircis par les cheminées des usines environnantes, avec ses grandes cours entourées de galeries couvertes, ses inquiétants petits pavillons vitrés, l’hôpital Lariboisière avait l’air d’une ville énorme ou plus encore d’un monstre accroupi sur le sol, écrasé pour quelque sommeil gigantesque et tout vivant cependant, comme animé de colère contenue.

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