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On voyait, à droite et à gauche, trouant la façade des murailles, des fenêtres ouvertes par où s’échappaient par moments des cris, des sanglots, des plaintes, de véritables bouffées de douleurs humaines, de désespoirs et de larmes.

Il flottait sur tout l’énorme quadrilatère un âcre parfum de remèdes violents, une odeur caractéristique d’iodoforme et d’acide phénique et l’on voyait voltiger dans le vent, malgré l’ordre minutieux des cours, des tampons d’ouate, des lambeaux de bandages, toutes les miettes de l’appareil de la souffrance.

Le seuil s’ouvrait par une entrée monumentale sur laquelle on cherchait, malgré soi, une inscription de désespérance. La voûte franchie, on trouvait de longs corridors étiquetés à toutes les calamités qui peuvent fondre sur l’organisme humain : maladies des yeux, maladies des oreilles, maladies contagieuses, services de chirurgie, clinique opératoire…

Le passant qui entrait là avait l’impression de pénétrer dans quelque enfer où tout un peuple de damnés, tracassé par le mal, souffrait, hurlait, s’acheminait lentement vers un destin fatal…

L’hôpital aux âcres odeurs, l’hôpital bruyant de cris, de larmes et de sanglots avait pourtant sur sa façade intérieure, du côté des boulevards, proche des arcades du métropolitain, un coin d’ombre et de silence. Relégué là, bâti de quatre planches, un baraquement se dressait, peinturluré de rouge, clos de volets qui ne s’ouvraient jamais. C’était le dépôt mortuaire. Chaque jour, on portait là, sur une civière que les infirmiers nommaient la boîte aux dominos, les pauvres bougres qui avaient rendu l’âme dans le vacarme indifférent des salles.

On n’attachait guère d’importance à eux. Ils étaient le déchet de la science médicale, ils représentaient aux yeux de tous un pourcentage, le chiffre de la mort triomphante sur les soins guérisseurs.

Or, par un phénomène curieux, c’était en réalité près de ce pavillon de la mort, où s’entassaient les cadavres, couchés les uns à côté des autres, immobiles et encombrants, qu’il faisait le meilleur pour se promener.

Les malades convalescents n’allaient jamais traîner là. On parquait leurs pas hésitants dans des cours spéciales ; seuls les infirmiers et les infirmières pouvaient gagner l’enclos, aller fumer une cigarette ou bavarder un peu, à l’abri des murs tiédis par le soleil, dans le voisinage des moineaux qui, aimant ce coin tranquille, piaillaient, faisaient vacarme et nichaient le long des gouttières sans s’inquiéter du mouvement lent et grave des infirmiers fossoyeurs.

De l’autre côté du mur, la souffrance reprenait ses droits. On comprenait, à pénétrer dans l’enclos, ce qu’a d’auguste et de consolant la mort, qui incarne, en somme, la suprême guérison de la vie mauvaise où chacun souffre et se débat.

Dans l’enclos, ce matin-là, une infirmière, vêtue de blanc, le bonnet pimpant épinglé sur sa chevelure brune, arrivait en fredonnant. Elle venait des salles de chirurgie. Elle n’était point de service à la salle d’opération ; un médecin l’avait envoyée à l’économat chercher quelque objet de pansement nécessaire, elle allongeait le chemin en passant par la morgue, histoire de rire un peu, si d’aventure quelque camarade était là, flânant pareillement.

L’infirmière n’avait pas dépassé le mur sinistre qu’un éclat de voix l’accueillait :

— Tiens, mademoiselle Berthe ! Et comment ça va ?

La pimpante jeune fille éclatait de rire, en reconnaissant celui qui lui souhaitait le bonjour. C’était un grand gaillard, un infirmier de la section des contagieux, qui plaisantait volontiers avec elle pour le plus mauvais des motifs.

— Vous m’avez fait peur ! protesta l’infirmière, donnant la main à son ami. Beau temps ce matin !

— Oui, beau temps, riposta l’infirmier. Et quoi de neuf, chez vous ? Il y a bien longtemps qu’on ne vous a pas vue…

— Pas étonnant, monsieur Jules, le service était bourré. Ma parole, on ne savait plus où donner de la tête ! Y avait des brancards dans toutes les salles !

L’infirmier avait tiré une cigarette, il l’allumait, en dépit des règlements, et ripostait en homme blasé :

— C’est comme chez nous. Il y a eu un moment de presse, de la typhoïde en masse ! Heureusement qu’on a claqué beaucoup ; maintenant il y a de la place !…

Il disait cela sans méchanceté, en homme que le métier a durci et qui ne peut plus guère s’apitoyer sur les malades qui ne sont pour lui que des numéros, des lits occupés, des occasions de travail.

L’infirmière, d’ailleurs, ne tressaillait point aux paroles de son compagnon.

— Ah ! vous avez de la veine ! ripostait-elle. Chez vous, en effet, on claque pas mal, et cela fait de la place ! Chez nous, ils ont la vie dure ! En ce moment, ils s’en tirent tous ! C’est à dégoûter du métier… Il y a plus de quarante pansements chaque matin !

Elle parlait avec une rage contenue : l’infirmier hocha la tête.

— Oui, approuvait-il, c’est embêtant, ces choses-là ! Vous êtes toujours avec Chautant ?

— Toujours.

Ils échangèrent un sourire. Chautant était le chef de clinique chargé du service dont dépendait M lle Berthe. Il avait la réputation d’être exigeant, méticuleux, on disait de lui qu’il faisait du zèle et qu’assurément il en voulait aux pompes funèbres tant il faisait tous ses efforts pour leur arracher des clients.

— Et le patron, interrogeait maintenant l’infirmier, il gueule toujours à la visite ?

— Plus que jamais.

Le patron était le Dr Tillois. C’était un jeune médecin des hôpitaux, nouvellement promu, un chirurgien des écoles récentes, qui osait tout, opérait dans les cas les plus désespérés, et cela avec un bonheur qui surprenait tous ses collègues.

Lui aussi était exigeant, lui aussi voulait que tout marchât à la perfection dans le service. Il n’admettait ni les erreurs, ni les paresses, ni le moindre relâchement à la discipline.

M lle Berthe joignait les mains :

— Ah ! Tillois, faisait-elle, celui-là, je vous assure que je ne l’encaisse pas ! Les malades en raffolent, mais ils sont bien les seuls… Il est doux avec eux, mais c’est une vraie brute avec nous ! Pour une fiole qui traîne, on attrape tout de suite un savon. Aussi, le matin, à la visite, il faut voir si ça barde ! Je vous assure que tout le monde en prend pour son grade !… Les internes comme nous autres !

L’infirmier riait, hochait la tête, il trouvait cela très cruel et plaignait beaucoup M lle Berthe.

— Tout de même, remarquait-il, il sauve pas mal de monde…

— Oui… concéda M lle Berthe. À force de bons soins, il remet sur pied les malades. Mais en attendant, il esquinte les bien portants.

Elle se frottait les mains, frissonnait au vent de la matinée, il était tout juste huit heures. Elle ajouta :

— Sur ce, bonsoir ! Si je flâne, moi, je suis sûre de mon paquet…

— Il faut que vous soyez là à la visite ?

— À la visite, non, mais j’ai du service tout de même. Je dois me trouver à la chambre 24, il y a une enquête judiciaire.

M lle Berthe serrait la main à son compagnon qui continuait à fumer béatement, ne paraissant pas pressé d’aller rejoindre son poste, puis elle s’éloigna.

M lle Berthe traversait une première cour que l’on appelait dans tout l’hôpital la « Cour des Richards ». C’était là que l’on installait d’ordinaire, dans des pavillons tranquilles, les malades qui n’appartenaient pas directement à la classe pauvre, ceux qui étaient recommandés d’une manière ou d’une autre et qui jouissaient en somme d’un certain confort, se trouvant à l’hôpital dans les conditions où ils se fussent trouvés dans quelque maison de santé normalement payante.

La cour franchie, M lle Berthe entrait dans un long couloir où les senteurs d’hôpital étaient particulièrement violentes. Ce couloir avait le nom vraiment significatif, dans l’argot des infirmiers, de « Passage des Bourreaux ». Il menait tout bonnement aux cinq salles d’opération de chirurgie mises à la disposition des cinq chirurgiens qui, chaque matin, faisaient les opérations graves, les opérations bénignes étant faites l’après-midi par les chefs de service ou par les internes, qui, de la sorte, étaient libres de s’exercer.

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