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Quant à la défense du comptoir contre les envahisseurs trop assoiffés, elle était principalement assurée par un grand diable long et maigre, à la figure farouche, et au poing vigoureux.

La clientèle qui fréquentait le bal se composait non seulement des inévitables amoureux qui profitent de toutes occasions bonnes ou mauvaises, pour se réunir et se prodiguer des tendresses, mais encore de temps en temps de quelques familles d’honnêtes paysans qui, naïvement, venaient se fourvoyer en ce mauvais lieu, auxquels se mêlait toute une population interlope et peu recommandable de filles et de souteneurs.

Ce bal public de la Mare-aux-Oies, était inquiétant et on aurait vite compris pourquoi, si l’on avait su que les forains, ou soi-disant tels, qui dirigeaient cette entreprise, n’étaient autre que des membres de la bande des Ténébreux, qui, en venant s’installer en pleine campagne, méditaient autre chose que de donner à danser aux populations chaque soir, pour la modique somme de deux sous.

La mère Toulouche, vieille récidiviste, habituée des maisons centrales, ancienne receleuse et criminelle impunie remplissait les fonctions de caissière. Au comptoir, trônait le grand Bec-de-Gaz, l’évadé de l’île de Ré, le forçat condamné pour le meurtre de sa maîtresse, quelques années auparavant. Et enfin, le chef d’orchestre, comme il s’intitulait d’ailleurs, non sans pompe et avec exagération, n’était autre que l’Algérien Mahamoud dit Peau-de-Zébi.

Mais, si les patrons du bal public étaient connus de la police parisienne, ils n’avaient pas eu encore maille à partir avec les autorités de la province avoisinant Saint-Calais et le Mans. Naturellement, ils s’étaient affublés de noms qui ne rappelaient en rien leur existence passée, et pendant les premiers jours ils avaient exercé leur industrie avec assez de correction pour qu’on ne songeât pas à les expulser immédiatement.

Toutefois, depuis quelques soirs, on se plaignait dans le voisinage. Du bétail ou de la volaille disparaissaient des crèches ou des poulaillers. Les riverains de la Mare-aux-Oies chuchotaient qu’il devait se passer des choses peu édifiantes dans la clientèle qui fréquentait ce bal. De plus en plus les honnêtes gens s’en éloignaient, et la foule des rôdeurs et des individus sans aveu semblait en faire son quartier général.

Ce soir-là, cependant l’affluence était extrême, c’était un samedi, on pouvait donc se reposer le dimanche et malgré la mauvaise réputation de l’établissement, une clientèle locale, fort nombreuse, était venue. On s’écrasait sous la tente qui recouvrait le plancher, mais cela importait peu aux danseurs, désireux surtout de se remuer et de s’agiter, et aux amoureux qui ne trouvaient aucun inconvénient à être perpétuellement serrés les uns contre les autres.

Toutefois, dans la foule des campagnards, se glissaient de temps à autre des individus qui passaient inaperçus au premier abord, mais laissaient ensuite aux gens qu’ils avaient visés des surprises désagréables. Le père Grelot, venu lui aussi de Paris, comme les autres, exerçait volontiers sa coupable industrie de voleur à la tire dans la foule, venue là pour se distraire.

— C’est le moment disait-il à l’Élève, de faire ton apprentissage, vas-y, fils, et ne t’émotionne pas, c’est tous des poires, tu peux taper dans le tas, ils n’ont pas la peau sensible, et on peut fouiller dans leurs poches sans qu’ils s’en aperçoivent.

L’Élève était aussi fort que son maître, qui, d’ailleurs ne se contentait pas de donner des conseils. Et les deux gaillards, en l’espace d’une demi-heure, avaient fait une si ample provision de mouchoirs aux coins desquels étaient noués des pièces blanches et de gros porte-monnaie remplis de sous, que Bec-de-Gaz, qui n’ignorait pas leurs procédés, se vit dans l’obligation de leurs faire des reproches :

— Quand ils seront tous fauchés, déclarait le grand bandit, comment voulez-vous qu’ils viennent consommer à mon comptoir. Et puis, à force de les faire comme ça à l’esbroufe, ils finiront peut-être par s’en apercevoir.

Le père Grelot et l’Élève sourirent, ne parurent pas vouloir tenir compte des observations de l’apache, alors celui-ci se fâcha :

— D’abord, c’est très simple, fit-il, au prochain porte-monnaie que vous barbotez l’un ou l’autre, je vous sors de la tôle jusqu’à la fin du monde. Ici je suis venu pour faire du commerce, c’est pas la peine que vous attiriez l’attention de la police et me fassiez venir des histoires.

— Ça, reconnut le père Grelot, j’avoue que t’as raison. L’Élève va se tenir tranquille, moi je vais me faire la main encore deux ou trois fois, et puis j’irai boire la moitié de la recette à ton comptoir, mon vieux Bec-de-Gaz.

Cette promesse satisfaisait l’apache, qui n’insista plus pour que sa clientèle fût tenue en respect par les voleurs.

Au surplus, ses fonctions de débitant l’absorbaient, car les buveurs étaient légion. À deux ou trois reprises, Bec-de-Gaz quitta la tente pour aller dans un petit appentis voisin chercher celle qui l’aidait dans ses fonctions, et particulièrement lavait la vaisselle.

— Fleur-de-Rogue, appela-t-il, Fleur-de-Rogue.

Mais il n’obtint pas de réponse, et ce fut seulement lorsqu’il se rendit pour la troisième fois dans la soupente qu’il aperçut la personne tant recherchée, qui gisait accroupie sur le sol, entre deux baquets d’eau sale.

Bec-de-Gaz la secoua rudement par l’épaule…

— Fleur-de-Rogue, fainéante, ah, on peut dire que t’en as une cosse. Comment, t’es encore là à dormir, quand il y a du travail à ne pas savoir où donner de la tête.

La femme interpellée, secouée, ne résistait pas, se laissait aller.

Bec-de-Gaz, machinalement, lui prit le menton, releva sa tête, la regarda les yeux dans les yeux. Ses yeux étaient rouges et vagues.

— Bon Dieu, grogna Bec-de-Gaz, elle est saoule comme une bourrique. Y a rien à foutre, pour la sortir de là.

Cependant, la femme essayait de remuer. En vain. D’une voix pâteuse et pénible elle protestait :

— Saoule que tu dis, Bec-de-Gaz, c’est pas vrai, et d’abord je défends qu’on dise que je suis saoule.

— Ça va, fit Bec-de-Gaz conciliant, car il ne respectait qu’une chose : l’ivresse.

Mais Fleur-de-Rogue l’avait attrapé par le bas de son pantalon tout effiloché et l’empêchait de retourner à ses occupations.

— C’est pas que je suis saoule, reprenait la femme, mais j’ai du chagrin, et j’ai bu pour m’étourdir. Comprends-tu, Bec-de-Gaz, qu’ils ont démoli Ribonard, mon homme. Il est crevé. Encore un. Décidément j’ai pas de chance.

— Un homme, conclut Bec-de-Gaz, ça se remplace. Faut pas te faire de bile.

Mais la pierreuse secoua la tête, sans souci de ses cheveux dénoués qui trempaient dans le baquet d’eau sale.

— C’est toujours à moi qu’il arrive des histoires de ce genre-là. T’as bien connu Jean-Marie, dis voir, Bec-de-Gaz ?

— Probable, fit l’évadé, Jean-Marie, l’aide du bourreau ?

— Oui, approuva Fleur-de-Rogue, eh ben, c’était mon amant, mon premier, il est mort, c’est la « Veuve » qui l’a zigouillé, et dire qu’il n’avait rien fait pour ça.

— Ça, reconnut Bec-de-Gaz, toujours conciliant, on peut dire que c’est vrai. Y a des gens qu’ont de la chance, d’autres qui n’en ont pas. Jean-Marie avait la poisse, il a été fadé. Qu’est-ce que tu veux y faire ?

— Après Jean-Marie, j’ai pris Ribonard. On s’aimait bien tous les deux. Celui-là c’était un homme dans le genre de mon premier, un costaud qui connaissait pas la peur. Voilà-t-y pas qu’il est mort, lui aussi, et crevé comme un chien, avec le crâne défoncé par une cloche. Ah, c’est des trucs à la manque, qu’est-ce que je vais devenir ?

— Bah, tu en trouveras ben un troisième.

— À quoi bon. Sûr qu’il crèvera, lui aussi, c’est sûr comme je te le dis, et pis les hommes vont dire que je leur porte la guigne. Ah, c’est bien fini, j’ai plus qu’à me détruire.

Soudain le père Grelot écarta la toile qui séparait cette sorte d’office de la grande salle de bal.

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