Actif, remuant, audacieux aussi, Fandor avait décidé, le jour même où Bouzille lui annonçait qu’il comptait des amis parmi les bohèmes, de surveiller les ateliers. Fandor avait pris ce déguisement du père Mathusalem parce qu’il lui était vite apparu que c’était le meilleur qu’il pût souhaiter.
Or, si le vieux Mathusalem était Fandor, il n’était pas étonnant, évidemment que Fandor se fût aperçu, tout comme Sunds, que Daniel n’était pas Daniel.
Il y avait cependant une différence entre les découvertes du journaliste et les découvertes de l’artiste.
Sunds avait tout simplement trouvé que Daniel était une femme. Jérôme Fandor lui, l’avait reconnue, cette femme. Il savait son nom, et ce nom, quand il le prononçait, le faisait tressaillir. Daniel, pour lui, c’était Hélène, c’était la fille de Fantômas, c’était celle qu’il chérissait entre toutes, celle qu’il appelait sa fiancée, celle dont la vie, mauvaise, le séparait sans cesse.
Mathusalem-Fandor, embusqué dans l’appentis de Sunds, était donc fort malheureux à écouter les déclarations amoureuses que l’artiste adressait à la fille de Fantômas.
Fandor, cependant, tressaillit d’aise en s’apercevant qu’Hélène n’en semblait nullement émue. Sa gêne et son ennui même étaient visibles.
— Sunds, disait la jeune fille à l’artiste, je ne sais pas ce que vous avez aujourd’hui, mais vous dites des sottises. Vous avez deviné que je suis une femme. Bon. C’est vrai. Je l’avoue ! Mais ce n’est pas une raison pour que j’accepte de vivre avec vous. Voyons, réfléchissez. Si j’ai pris la peine de me déguiser en homme, si je risque ce mensonge extraordinaire, c’est probablement que j’ai des intérêts graves à défendre.
— Je t’aime, petite !
— C’est peut-être, continuait Hélène, que j’aime ailleurs. Vous êtes un brave homme, Sunds, vous comprendrez par conséquent que vos assiduités me feraient souffrir.
Mais Hélène connaissait mal le caractère de Sunds. L’artiste n’était peut-être pas un méchant homme, mais il était violent et emporté. Le trafiquant d’objets d’art était de ceux qui resteraient honnêtes toute leur vie si une tentation trop forte n’en faisait des voleurs, ou même des assassins. Il n’était pas foncièrement vicieux, mais par passion, il était capable des pires atrocités.
Aux paroles d’Hélène, qui lui permettaient de deviner que la jeune fille aimait et aimait un autre que lui, Sunds sentait une colère furieuse monter en lui. Son visage se congestionnait, ses traits se gonflaient :
— Alors, voilà la vérité, tu es bien une femme et pourtant tu ne veux pas devenir ma maîtresse ?
— Non, je ne veux pas ! répondit Hélène qui, lentement, recula vers la porte.
La jeune fille, toutefois, n’eut pas le temps de s’enfuir. Brutalement, Sunds se précipitait vers elle.
— Eh bien, tant pis pour toi, faisait-il, si tu ne veux pas de bonne grâce, tu voudras de force.
Il avait empoigné Hélène. La jeune fille se vit perdue. Elle poussa un faible cri.
Mais, à ce moment, la scène brusquement changea. En effet, une série de jurons répondait au cri d’Hélène :
— Bandit, canaille, crapule, saleté, immondice !
Et Sunds, qui s’attendait peu à une attaque, certes, recevait en plein dans le dos une énorme potiche de porcelaine, projectile que trouvait tout naturellement sous sa main en bondissant dans l’atelier, le faux Mathusalem, Jérôme Fandor volant au secours de sa belle.
— Attends un peu, misérable ! hurlait Fandor. Attends un peu que je te flanque la tripotée que tu mérites.
Fandor arriva, le poing levé vers Sunds.
Le Danois lâcha Hélène et fit face au journaliste.
— Comment, hurlait l’artiste, voilà le vieux qui est jeune maintenant. Tu es donc de la rousse ? Eh bien, soit, à nous deux !
Enlacés, les deux hommes luttèrent, cherchant à se renverser, voulant s’étrangler, échangeant de furieux coups de poing. Fandor, cependant, plus jeune que Sunds, plus entraîné que lui aux exercices physiques, aurait eu évidemment facilement raison de son adversaire, si, au plus fort de la bataille, une préoccupation nouvelle ne lui était venue. En luttant, Fandor voyait en effet, sans y prêter attention d’abord, que l’énorme potiche qu’il avait lancée à la tête de Sunds s’était brisée en mille morceaux, et qu’il en était tombé un paquet qui traînait sur le sol.
Or, le hasard de la bataille faisait qu’un coup de pied ouvrait ce paquet, le déroulait plutôt, car il s’agissait d’une sorte de rouleau de documents.
Et dès lors, chose extraordinaire, Fandor semblait négliger Sunds qu’il repoussait d’une bourrade violente. Le jeune homme se jeta à quatre pattes, ramassa les documents épars, les enfouit dans sa poche.
Pour Sunds, au comble de la rage déjà, il revenait sur Fandor.
Un coup de poing jeta le journaliste de côté, un coup de pied lui meurtrit la face. C’en était assez, c’en était trop.
Fandor d’un bond se levait.
— Et puis, zut, criait-il, tenez-vous tranquille, dégoûtant, ou je vous casse la figure.
La menace était vaine d’ailleurs pour la bonne raison qu’elle arrivait après un geste. Fandor, d’un coup de poing que n’eût pas désavoué un boxeur, en effet, avait atteint Sunds en plein visage.
— Et allez donc !
Comme une loque, Sunds s’écroula sur le sol de son atelier, évanoui.
Alors, Fandor se frotta les mains :
— C’est du bon travail que je viens de faire là. Et dire que…
Il jeta les yeux autour de lui.
— Hélène, où est Hélène ?
Affolée, n’étant pas inquiète pour Fandor qui, de toute évidence, devait facilement avoir raison de Sunds, Hélène s’était enfuie.
— Il faut que je la rattrape, murmura le journaliste, il faut que je la supplie.
Fandor sans s’inquiéter davantage de Sunds auquel il venait d’ailleurs d’administrer une correction suffisante, sortit de l’atelier en courant.
20 – LA FIN D’ERICK SUNDS
Fandor n’avait point quitté l’atelier de Sunds depuis une demi-heure et l’artiste était encore évanoui, étendu immobile sur le sol, que deux hommes s’arrêtaient à la porte de l’atelier.
Deux hommes qui n’étaient autres que Fantômas et Dick.
Fantômas riait. Dick, très grave, paraissait préoccupé. Il rompit le silence :
— Fantômas, disait-il, vous m’avez promis tout à l’heure, d’épargner Sarah si je vous faisais retrouver les papiers de votre fille. Pour vous faire retrouver ces papiers, je vous ai conduit ici. J’imagine que vous tiendrez votre promesse.
— Dick, vous devriez savoir ce que vaut ma parole. Mais les papiers d’Hélène sont-ils vraiment ici ? Je m’étonne que vous m’ayez conduit en un pareil endroit. Vous m’avez affirmé que ces papiers se trouvaient entre les mains de ma fille. Croyez-vous donc que ma fille les ait cachés dans cet atelier ?
— J’en suis sûr. Ils sont dans une grande potiche, je l’ai su par un espionnage habile.
Fantômas changea d’attitude :
— Vraiment ? Vous en êtes certain, Dick ? Dans ce cas je reconnais que vous avez tenu votre promesse, et c’est pourquoi je tiendrai la mienne.
Il s’arrêta de marcher, regarda fixement l’homme qui était le fils de Valgrand, l’homme dont il avait fait le malheur.
— Je tiendrai ma promesse, répéta-t-il gravement, et je la tiendrai immédiatement. Vous voulez que Sarah Gordon ait la vie sauve, Dick ?
— Certes, répondait l’acteur en blêmissant, ne vous l’ai-je pas dit ?
— Eh bien, si vous voulez sauver Sarah Gordon, il faut immédiatement que vous vous rendiez à la Chapelle, au cabaret du père Korn. Le premier sergent de ville, le premier passant venu vous l’indiquera. Il donne rue de la Charbonnière. Entrez-y, Dick Valgrand. Faites en sorte d’écouter ce qui se dira. Au bout d’un certain temps, vous entendrez un homme parler de la dame d’Enghien. Abordez-le. Ce sera l’un de mes lieutenants. Vous lui montrerez, tenez, cette simple pièce de monnaie, percée de trois trous. Vous lui direz que Fantômas lui ordonne de rester tranquille. Dépêchez-vous. Faites diligence ! Si vous ne rencontrez pas cet homme dans moins de deux heures votre maîtresse sera morte.