— À la vôtre, monsieur Sunds !
Or, tandis que les deux hommes trinquaient, la porte de l’atelier s’ouvrait, poussée par un jeune homme.
— Et moi, demandait-il, on ne m’invite pas ?
Sunds d’un bond s’était élancé :
— Toi, toi, Daniel ? Parbleu si ! Tant que tu voudras ! Mais comment diable se fait-il que tu sois là ?
— Dame, ripostait Daniel, probablement parce que c’est moi et pas mon frère.
— Évidemment, gavroche, mais d’où viens-tu ?
— De quelque part, je ne peux pas le nier.
— Mais tu ne veux pas répondre ?
— Si fait, monsieur Sunds, puisque ça vous tente de savoir d’où je viens, je vais vous le dire, je viens de la rue.
— Ah, tu viens de la rue, eh bien, c’est de ta faute, car je t’ai dit cent fois : « Daniel, depuis que je te connais, tu n’as pas besoin d’aller vagabonder partout. Chez moi tu es chez toi, c’est clair je pense. Quand tu ne sais pas où aller coucher viens ici. » Bon Dieu, est-ce que tu es mal sur le divan ?
— Je sais bien, monsieur Sunds, que vous me recevez très gentiment, mais moi j’aime ma liberté. Faut que je puisse courir. Tenez je ne peux pas avoir de domicile fixe.
Sunds tapa du pied.
— Eh bien quoi, reprenait Daniel, ça vous étonne, ce que je dis ? Ah, ça, vous reniez donc la bohème, vous avez donc une âme de bourgeois ? Vous voulez donc que je fasse comme les huîtres, que je m’attache à un rocher et que je ne bouge pas ?
Le jeune garçon, tout en parlant, se promenait dans l’atelier. Il aperçut le père Mathusalem :
— Tiens, le vieux, comment que ça va ?
Mais la phrase commencée s’arrêta net sur ses lèvres.
Regardant Mathusalem, le jeune Daniel avait brusquement pali, même il avait fait un pas en arrière. On eût juré que le jeune homme reconnaissait le vieillard.
Si l’attitude de Daniel était étrange, d’ailleurs, celle de Mathusalem ne l’était pas moins.
Depuis l’entrée de Daniel, le vieil homme semblait gêné. Vivement il avait rabattu ses cheveux blancs sur son front, comme pour mieux le dissimuler, puis il s’était accroupi par terre, près du coffre de bois, et continuant l’œuvre abandonnée par Sunds, il travaillait à retirer les petits plombs de chasse fichés dans le chêne.
— Tiens ! Le père Mathusalem ! répétait Daniel, tout décontenancé. Le père Mathusalem !
Le jeune homme fit volte-face et revint trouver Sunds.
— Alors quoi vous boudez ?
— Non je ne boude pas.
— Vous avez alors une façon d’être aimable.
Soudain, Sunds éclata :
— Toi, Mathusalem, fit-il en se tournant vers le bonhomme, toujours occupé près du coffre, je ne t’ai pas demandé de dire la messe pour moi. Fiche-moi le camp. Tu me gênes. Je n’ai pas besoin que tu tires les plombs. Je saurai bien le faire tout seul.
Pourquoi cette apostrophe violente ? Pourquoi Sunds qui, dix minutes avant, s’entretenait amicalement avec le vieux bonhomme, le chassait-il ainsi ?
Mathusalem ne parut nullement surpris.
— Je m’en vais, je m’en vais, monsieur Sunds. C’est bon. Il n’y a pas d’offense. Je ne pensais pas faire mal.
Mais Sunds devait être fort en colère. Il n’écoutait pas en effet, les excuses du bonhomme :
— Eh bien, fiche-moi le camp ! répéta-t-il. Va promener tes puces ailleurs. Tiens, occupe-toi. Jette du charbon dans mon four.
— Oui, monsieur Sunds, c’est ça.
En habitué de la maison, Mathusalem ne demandait pas d’explications. Il savait que l’artiste possédait, dans une sorte d’appentis qui dépendait de l’atelier avec lequel il communiquait par une porte basse, un petit four à poterie qui servait à la préparation de certains ingrédients utiles aux travaux artistiques qui se faisaient dans l’atelier. Mathusalem, d’un pas traînant, se dirigea donc vers l’appentis et s’occupa, comme le lui demandait Sunds, à mettre du charbon dans le four. Or, à peine Mathusalem avait-il disparu, que Sunds s’avançait vers Daniel avec lequel il demeurait seul désormais.
Sunds à cet instant, fronçait les sourcils et pourtant se forçait à sourire.
— Daniel, appelait-il.
— C’est moi, répondait le jeune homme.
— Viens ici.
— Où donc ?
— Sur le divan, à côté de moi.
— Pour quoi faire ?
— Pour m’écouter.
Daniel éclata de rire :
— Eh bien, vous en avez d’étranges aujourd’hui, remarqua-t-il. Qu’est-ce que vous allez encore me conter ?
Daniel ne bougea pas.
Sunds marcha vers lui jusqu’à le toucher. Il lui posa les deux mains sur les épaules, l’attirait au jour, puis, d’une voix basse qui tremblait un peu :
— Daniel, demanda-il, pourquoi disparais-tu comme ça de l’atelier pendant huit ou dix jours ?
— Mais je ne sais pas. Pour rien. Parce que j’aime me balader !
— Tu ne trouves pas qu’on est bien ici ?
— Mais si !
— Alors ? Tu ne veux jamais me répondre.
— Pourquoi ? Qu’est-ce que cela peut vous faire ?
— Cela me fait beaucoup, Daniel.
— Alors, c’est à moi de vous demander vos raisons.
— Tu veux les savoir ?
— Dame, bien sûr.
Sunds hésita. Il semblait que l’artiste allait prendre une décision grave et, qu’au moment de rompre avec la prudence qui lui était naturelle, une peur le prenait :
— Daniel, commença Sunds, je ne suis pas un méchant homme, et tu as tort de te méfier de moi. Je ne suis pas un homme curieux, je ne te poserai aucune question, ce que tu as fait jusqu’ici ne me regarde pas, ce que tu comptes faire m’intéresse seul. Alors, continuait l’artiste, je me demande vraiment pourquoi tu tiens tellement à te cacher de moi ? Parbleu, on serait si tranquilles ici, si tu voulais. Tiens, ce ne serait même pas les copains qui risqueraient une question, mes amis sont comme moi, Daniel : discrets. Ils respecteraient notre vie et tu sais, nous nous ferions une petite vie tranquille, gentille, douce.
— Ah ça ! Qu’est-ce que vous me chantez là ? Mais vous déménagez, probable ?
— Non, riposta Sunds, je sais ce que je dis.
— Qu’est-ce que vous dites donc, au juste ?
— Ce que je dis, Daniel, eh bien, voilà, c’est une chose qui ne t’étonnera pas d’ailleurs. Je t’aime.
— Vous m’aimez ? railla Daniel, devenu très pâle, vous êtes fou, Sunds ?
— Non, affirma Sunds, et cela doit te faire comprendre qu’il y a déjà quinze jours que j’ai deviné ton secret.
— Mon secret ? Quel secret ?
— Daniel, tu n’es pas un homme, tu es une femme, tu es une jeune fille.
— Vous êtes absolument fou.
Mais l’artiste, de force, avait empoigné le jeune homme, il l’attirait au grand jour qui tombait de la baie vitrée de l’atelier :
— Mon petit, faisait-il, je ne pose pas au grand talent, je ne me crois pas un Rubens, un Rembrandt, je ne me crois rien du tout. Cependant, je sais dessiner. Or, vois-tu, il n’y a qu’à te regarder, à regarder ta ligne, pour qu’aux yeux d’un artiste, ton maquillage apparaisse. Tes cheveux ? Une perruque. J’en jurerais. Et puis, il y a tout, il y a la courbe de ton front, il y a tes bras, il y a tes mains, il y a tes pieds… Des pieds d’homme, ça ? Jamais ! Allons donc, Daniel, avoue la vérité, tu es une femme. Ai-je deviné ?
L’étrange Daniel, à ce moment, paraissait fort contrarié :
— Quand cela serait ? déclara-t-il.
— Eh bien, si cela était, et cela est, c’est, évidemment, que tu as des raisons graves pour vouloir te cacher. Tu es une femme déguisée en homme ? Bon je te le répète, je ne te demande pas d’explications. Mais ici, chez moi, tu n’as rien à craindre, redeviens la femme que tu es, ne t’occupe pas de Pierre, de Paul ou de Jacques, et accepte de vivre avec moi. Tu me plais, je t’aime ; veux-tu ?
— Non.
Il y avait à ce moment, non loin de l’atelier, dans l’appentis où se trouvait le four, un homme qui souffrait le martyre.
Il n’est rien de pire que la jalousie, il n’est pas de tourment plus exécrable que le tourment enduré par un homme qui voit la femme qu’il aime exposée à des entreprises autres que les siennes. Le vieux Mathusalem avait depuis longtemps jeté dans le four à poterie les morceaux de charbon nécessaires. D’abord, il n’avait prêté qu’une oreille discrète aux paroles qui s’échangeaient dans l’atelier. Puis, bientôt, il s’était efforcé de les surprendre et l’oreille collée à la porte, frémissant, serrant les poings, il avait entendu Sunds et cela semblait lui causer d’indicibles tortures. Qui donc était Mathusalem ? Mathusalem, l’extraordinaire bonhomme qui, depuis quelque temps, passait dans le monde de la bohème, faisant chaque jour, sans en avoir l’air, causer le monde des chineurs, n’était pas le vieux bonhomme qu’il paraissait aux yeux de tous. Si l’on eût tiré sur ses cheveux blancs on se fût aperçu qu’ils étaient aussi postiches que les cheveux de Daniel. Si l’on eût voulu arracher sa barbe blanche, elle serait restée sans effort dans la main d’un curieux. De même, le bonhomme qui marchait voûté, à pas tremblants, appuyé sur des béquilles, se fût, avec facilité, redressé avec la souplesse de la jeunesse et eût réalisé des prodiges d’acrobatie. Le vieux Mathusalem, en réalité, n’était autre que Jérôme Fandor.