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Brusquement, Fantômas se leva. En dépit du revolver qui le menaçait, il marcha sur Dick :

— Écoutez-moi, ordonnait-il à son tour, parlant d’une voix âpre, métallique. Écoutez-moi, vous vous êtes vengé, vous avez tué lady Beltham. C’est assez. Vous pouvez me tuer, si vous le voulez, peu m’importe. Décidez-vous. Mais, je vous le répète, si vous m’assassinez ici, vous vous condamnez en même temps, vous et Sarah Gordon. Quant à ma fille, vous ne pourrez rien contre elle, puisque je vous le répète, même moi mort, vous ne sortirez pas vivant de cet hôtel.

Fantômas se tut quelques instants. Puis, usant de cet art de comédien qu’il possédait au suprême degré, changeant de voix, il proposa :

— Voulez-vous plutôt, Dick, voulez-vous plutôt que nous tachions de conclure un marché ?

— Point de marché possible entre nous.

— Si.

Et après avoir haussé les épaules, le bandit poursuivit :

— Oh, je ne vous demande pas d’abdiquer quoi que ce soit de votre haine, je suis pour vous un objet d’exécration parce que j’ai tué votre père et votre mère, soit ! J’ai maintenant, moi, une terrible vengeance à exercer contre vous, puisque je sais que vous avez tué lady Beltham. Eh bien n’importe ! Nous pouvons et nous devons nous entendre. Ma mort et votre mort n’arrangeraient rien. Or, il faut que l’un de nous deux triomphe de l’autre. Je suis le crime et vous êtes la vengeance. Restons ce que nous sommes, continuons à lutter, mais luttons utilement. Allons, vie pour vie. Ne me tuez pas et je ne vous ferai aucun mal. Dites-moi où sont les papiers de ma fille, et je vous promets que j’épargnerai Sarah Gordon. Acceptez-vous ce pacte ? Vie pour vie, vous dis-je. Innocence pour innocence. Je n’ai pas de motif de haïr Sarah, et vous n’avez point le droit d’en vouloir à Hélène.

En parlant, Fantômas s’était croisé les bras. Il semblait, dédaigneux, hautain, attendre avec indifférence ce qu’allait décider Dick. Il n’eut aucun frémissement, tandis que le jeune acteur répondait à voix basse :

— Soit. J’accepte, Fantômas, la trêve que vous me proposez, le pacte que vous m’offrez. Vous cédez à cause d’Hélène, je cède à cause de Sarah. Venez, Sarah sera sauvée et moi, je vais vous faire trouver les papiers de votre fille. Allons, venez. Puisqu’il le faut, cessons une heure d’être ennemis. Nous nous haïrons encore mieux après.

Chevaleresque, Dick jetait à l’autre bout du salon son revolver. Une flamme étrange s’allumait à ce moment dans les prunelles de Fantômas. Pourtant, il répondit avec un grand calme :

— Vous avez confiance en moi, Dick, vous avez raison, je respecterai la trêve. Mais pour Dieu, hâtons-nous, menez-moi vers les papiers de ma fille, car ce n’est qu’une fois que je les aurai dans ma poche, que je m’occuperai de sauver Sarah Gordon.

19 – QUI EST DANIEL ?

Tandis que Fantômas avait avec Dick cette violente explication dans le somptueux petit hôtel de l’avenue Malakoff, le bohème Sunds travaillait dans son atelier de Montmartre à la confection savante d’un vieux coffre de bois commandé par une douairière du faubourg Saint-Germain, travail qui exigeait certaines précautions et une grande minutie, car, en réalité, le vieux coffre venait de lui être livré tout brillant neuf par l’ébéniste.

Sunds était vêtu d’un grand vêtement jaunâtre rongé par les acides. Il n’avait ni col ni cravate, son pantalon tirebouchonnait sur des pantoufles éculées ; il fumait une vieille pipe soigneusement culottée et, dans cette tenue d’intérieur, toujours heureux de vivre, le Danois parlait avec enjouement à un vieux bonhomme qui n’était autre que Mathusalem, ce vieillard qui, depuis quelque temps, vivait parmi les artistes.

Sunds s’épanchait dans le sein du père Mathusalem :

— Mon vieux, disait le peintre, c’est épatant ce que les gens sont bêtes, et c’est épatant ce qu’on deviendrait riche si on pouvait mettre la bêtise en actions cotées à la Bourse. Tiens, regarde, voilà un coffre qui était solide il y a deux minutes, l’ébéniste qui l’a fait a mis tout son soin à le construire, moi je vais mettre tout mon soin à le démolir, à l’esquinter, à l’abîmer, et quand j’aurai passé deux heures à transformer ce coffre solide en un coffre pitoyable, il vaudra pourtant trois cents francs de plus aux yeux de mes clients du vieux neuf.

Le père Mathusalem ne répondit pas. Il riait en silence.

— Passe-moi mon fusil, dit Sunds.

Mathusalem allait chercher dans un angle de l’atelier ce que lui indiquait le bohème, une sorte d’escopette.

— Range-toi, je vais te montrer, en quelques secondes comment on vieillit de cent cinquante ans une planche de chêne qui date d’il y a huit jours.

Sunds, en effet, chargeait méthodiquement sa grande escopette. Quand il eut bourré le fusil de plomb, il visa le meuble et tira.

— Voilà, concluait-il. Maintenant, je vais retirer les plombs qui sont encastrés dans le bois, et chaque petit trou deviendra un trou de ver. Ah, maladie ! Ce qu’ils sont bêtes, tout de même, les gens d’ici ! Mais après tout, je m’en fous.

Sunds s’installa à califourchon sur le coffre et, méthodiquement, commença à en extraire les petits morceaux de plomb qui s’étaient fichés dans le bois en y creusant de toutes petites galeries.

— Mathusalem, reprit Sunds, c’est vraiment rigolo de penser que, quand on est vieux, on n’a plus de valeur et que c’est le contraire pour les meubles. Enfin, ça ne fait rien. Allons-y, du turbin. Quand j’aurai enlevé tous mes plombs je planterai mon coffre dans de la sciure de bois imprégnée d’eau et d’acide, cela le rongera, le fera gondoler, ça sera cent francs de valeur en plus.

Sunds éclata de rire, Mathusalem l’imita.

Le vieux bonhomme, cependant, promenait des regards curieux tout autour de lui. Il examinait avec une attention soutenue le grand atelier de Sunds perpétuellement encombré d’un bric-à-brac d’objets invraisemblables parmi lesquels un petit nombre constituaient de véritables curiosités, dont beaucoup dénotaient un merveilleux savoir-faire chez le fabricant de vieux meubles.

— Monsieur Sunds, ronchonnait le vieillard, il y aurait chez vous de quoi meubler tout un appartement.

À quoi Sunds éclata de rire.

— Mais bien entendu, ma vieille ! C’est d’ailleurs comme cela que ça se pratique. Une petite dinde de la bourgeoisie épouse un jeune idiot du même milieu. Faut acheter des meubles, alors la petite dame déclare : « Moi je n’aime que les vieux meubles », et allez donc ! Pour trouver tout un mobilier en vieux, il faudrait peut-être dix années de recherches patientes, or, la noce doit se faire un mois plus tard, et la petite dinde tient, naturellement, à épater toutes les autres petites dindes que sont ses amies. Que faire ? Elle passe chez le tapissier : « Pourriez-vous me trouver ci ou ça, je cherche des vieux meubles ? » demande-t-elle. Le tapissier, bien entendu, devine que la petite dinde est toute prête à se transformer en bonne poire. Il répond qu’il a tout ce qu’il faut. Une série d’occasions épatantes. Il demande quinze jours à peine pour trouver tout ce qu’on lui demande. Quinze jours, il n’aurait pas besoin d’autant, et la petite dinde sort de la boutique. Le tapissier vient me voir : « Fabrique-moi tout ça », me dit-il. Moi je fabrique. La petite dinde est contente, le tapissier est content, moi je suis content, tout le monde est content. Et ce qu’il y a de bon, c’est que dans cent cinquante ans d’ici, eh bien, ma foi, je n’aurai pas perdu mon temps, car les faux vieux meubles que je fabrique seront tout de même devenus de vieux meubles. C’est même pour cela que je n’ai pas de remords.

Sunds éclata de rire, puis se leva, car il n’était pas très travailleur et ne tenait jamais bien longtemps en place :

— On boit un coup, Mathusalem ?

— Si vous voulez, monsieur Sunds.

Sunds tira une bouteille de dessous le canapé.

— À ta santé, Mathusalem !

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