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En hâte, Juve courut revêtir des vêtements civils, puis, avisant une voiture qui rôdait à l’extérieur de la prison, il se fit conduire, aussi vite que possible au poste de police où l’attendait le sergent qui avait arrêté Beaumôme…

***

— …Encore un verre… Bah ! une nuit en prison, c’est vite passé, surtout quand on vous sert à boire, pas vrai, vieux frère !… Oui, je vois que tu ne comprends pas un mot de ce que je te dis, mais ça m’est égal… j’ai comme qui dirait envie de jaspiner et, quand je suis saoul, il faut que je dégoise, c’est dans ma nature…

Beaumôme menait un tapage du diable au poste où on l’avait enfermé.

Après quelques instants de prostration, il s’était ressaisi. Sa nature insouciante et gouailleuse avait repris le dessus et, grâce à une bonne bouteille de gin qu’un compagnon de cellule avait généreusement partagée avec lui, il voyait l’existence s’annoncer sous un jour meilleur.

Et ce qui l’amusait prodigieusement, c’était de penser que Nini Guinon devait être aux cents coups, terriblement inquiète de ne pas le voir revenir, redoutant peut-être pour lui une aventure fâcheuse, mais terrifiée surtout à l’idée qu’il lui fallait passer la nuit, toute seule entre un cercueil et le cadavre de Françoise Lemercier.

Le cachot dans lequel on avait mis Beaumôme avait déjà un habitant, un garçon à la figure de brave homme qui dormait à moitié, mais s’était peu à peu réveillé au vacarme du nouvel arrivant.

Les deux gaillards, fraternellement s’étaient fait des politesses avec la bouteille de gin.

Toutefois, tandis que Beaumôme absorbait de copieuses rasades, son compagnon se contentait du simulacre et, au fur et à mesure que Beaumôme s’enivrait, l’individu l’observait, prenait le dé de la conversation.

Insensiblement, il s’était mis à parler de vols, de crimes, d’assassinats.

— Moi, déclarait-il, j’ai déjà descendu deux pantes dans ma vie, et je t’assure que c’est du beau travail…

— Moi, rectifiait vaniteusement Beaumôme, j’ai fait mieux…

À ce moment, les gardiens introduisirent un troisième personnage dans la cellule des deux buveurs.

Quiconque aurait été de sang-froid aurait bien reconnu, sous la perruque bouclée et la barbe épaisse qui embroussaillait son visage, la physionomie caractéristique de Juve, mais Beaumôme était bien trop ivre pour reconnaître l’inspecteur de la Sûreté qui, deux heures auparavant, avait obtenu son incarcération.

Juve, affectant les allures d’un mendiant ramassé pour vagabondage, salua aimablement la compagnie, cependant qu’il faisait un signe d’intelligence au compagnon de Beaumôme, autre agent de police.

— Continuez donc à causer, dit-il, ne vous gênez pas pour moi…

Et Juve feignit de s’installer pour dormir. Le premier compagnon de Beaumôme continua la conversation.

— Bah, dit-il à Beaumôme, on t’accuse d’avoir descendu le détective French, mais j’en doute… tu n’as pas l’air assez costaud pour cela…

Beaumôme bondit sous l’outrage.

— Pas assez costaud… non, mais tu ne m’as pas regardé… Sais-tu que j’ai du cœur au ventre, et pas froid dans les yeux, surtout quand j’ai quelqu’un dans le nez… J’en avais ma claque, de ce French… deux ou trois fois il m’avait poissé pour des bêtises de rien… Aussi, quand la Nini Guinon m’a dit : « Faudrait voir à lui faire un sort, à c’t’homme là », je n’ai pas hésité à le débarquer par-dessus bord pour le donner à nourrir les poissons… Ah, ça n’a pas été long… quel plongeon il a fait, du haut du bateau, dans la grande tasse…

— Du boniment, dit l’autre, des histoires.

Beaumôme qui continuait à boire, ne l’entendait pas de cette oreille.

— Non, mais de quoi ?… c’est-y que je n’ai pas l’air d’un mec à la redresse ?… Flanquer un homme à l’eau… ça n’est rien, un enfant qui vient de naître vous arrangerait cela… D’ailleurs, poursuivait-il, on a fait du plus beau travail, nous deux Nini…

Juve qui, jusqu’alors, avait semblé dormir, s’étira lentement, comme s’il se réveillait…

— Du plus beau travail ?… c’est à savoir… t’en serais capable ?

C’en était trop.

Beaumôme, lancé, grisé et de plus en plus content de lui, raconta avec la plus parfaite imprudence tout ce qu’il savait.

Il vida la bouteille d’abord, puis d’une voix pâteuse, s’embarrassant dans des phrases trop longues, mélangeant le français et l’anglais, escamotant les mots difficiles à prononcer, il raconta jusque dans ses plus infimes détails, le lent empoisonnement de la malheureuse Françoise Lemercier, crime dont il s’attribuait la plus grande part pour se donner une importance, mais dont le principal auteur était, en réalité, Nini Guinon.

Juve avait écouté, avec la plus grande attention le monologue de Beaumôme.

Il lui posa une dernière question :

— Mais pourquoi avez-vous refroidi la Françoise Lemercier ? c’est-y qu’elle te gênait ou qu’elle embarrassait Nini Guinon ?

Beaumôme prit un air mystérieux pour répondre :

— C’est là des choses que tu ne peux pas comprendre… des affaires compliquées, mais je peux bien te dire que si la Nini Guinon a démoli la Françoise, c’est rapport au salé… Une gonzesse de la haute avait écrit à la Lemercier qu’elle allait lui restituer son gosse… Or, le gosse de la Lemercier, le môme Daniel, c’était comme qui dirait, depuis la mort de l’enfant de Nini, son remplaçant… le remplaçant du petit Jack… Mais ce n’est pas la peine que je t’explique… tu ne peux pas comprendre… l’autre non plus…

Ce que disait Beaumôme était exact en ce qui concernait l’agent de police chargé de l’espionner. Il ne comprenait rien, en effet, à cette histoire embrouillée, mais Juve, lui, avait très bien saisi, et la lumière se faisait dans son esprit…

Parbleu, l’affaire était claire, et « la gonzesse de la haute » qui allait rendre à Françoise Lemercier son enfant ne pouvait être que la mystérieuse personne qui, quelques jours auparavant, était venue enlever chez Nini Guinon le petit Daniel, que la misérable épouse de lord Duncan faisait passer pour son fils Jack.

Juve se sentait ému, brusquement, la clef du mystère allait être en sa possession.

— La gonzesse, répétait Beaumôme d’une voix de plus en plus embarrassée, la gonzesse de Willesden, elle a bien roulé Nini… et c’est ce qui m’a fait rigoler…

— La « gonzesse de Willesden »… voilà déjà une indication, pensa Juve, l’indication du quartier où habite cette femme.

À tout hasard, il affirma, plaidant le faux pour savoir le vrai :

— Celle qui demeure dans Wilbur street… pas vrai, Beaumôme ?

— Pas du tout, je vois bien que tu n’y comprends rien, à cette histoire-là… La gonzesse de Willesden n’habite pas dans Wilbur street, mais, au contraire, dans Rosendal avenue… Si tu connais ce quartier-là, c’est la dernière maison avant le pont du chemin de fer…

Juve, notant le renseignement, s’efforçait de demeurer impassible.

En réalité, il éprouvait une joie immense. Décidément, ses enquêtes marchaient bien… Non seulement il venait d’arrêter Beaumôme, de découvrir l’horrible crime de Nini Guinon, mais encore il avait la conviction que la grande dame de Willesden, qui détenait l’enfant de Françoise Lemercier, ne pouvait être autre que… lady Beltham.

L’aube pointait. Beaumôme parlait toujours.

Mais, peu à peu, les vapeurs de l’ivresse s’appesantirent sur son esprit.

La langue desséchée, la gorge brûlante, les paupières lourdes, Beaumôme s’affala sur le sol et s’endormit comme une masse.

Ses compagnons alors se levèrent, sortirent de la cellule que leur ouvrit doucement un gardien…

…Et tandis que Juve s’entretenait longuement avec le sergent, l’inspecteur qui avait passé la nuit en compagnie de Beaumôme pour cuisiner le prisonnier commençait un rapport accablant.

26 – JUSTICIÈRE ET COMPLICE

Les trains du Northwestern Railwayqui partent de Euston Station à Londres pour aller desservir l’Écosse entière, traversent, avant de s’enfoncer dans la verte campagne, une banlieue pittoresque peuplée de jolis cottages, entourée de grands arbres.

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