Ah ! ils étaient loin les moments exquis où Françoise était encore la maîtresse adorée de Garrick, où elle partageait sa vie entre les joies d’une carrière où elle réussissait, et les joies de son foyer où elle retrouvait à la fois un fils aimé et un amant chéri…
La jeune femme, de caractère sérieux, avait, plus qu’une autre, pâti des terribles incidents qui avaient endeuillé sa vie. Elle ne s’en était point remise, elle ne s’en remettait pas. Continuellement, elle pleurait et son fils et son amant.
Françoise Lemercier vivait, d’ailleurs, fort retirée ; ne recevant personne, n’ayant guère d’amis, ayant rompu presque avec toutes les relations qu’elle avait pu faire, tant auprès de ses camarades de théâtre qu’auprès de la colonie française de Londres.
C’était même un véritable événement, dans le quartier où Françoise, avec ses longs voiles de deuil, son air pâle et fatigué de femme chagrine, ne comptait que des sympathies, lorsque quelqu’un était admis à l’intérieur de la petite villa.
La jeune femme avait pourtant une amie, une amie intime, qui, certes n’était point qualifiée cependant pour mériter sa confiance…
Mais la sympathie a-t-elle jamais été autre chose que le résultat d’un sentiment spontané, est-elle jamais née d’un calcul, a-t-elle jamais procédé d’un raisonnement ?
Peu de temps après son retour en Angleterre, quelques jours après sa libération – car Françoise avait été ramenée en tant que prisonnière, par Shepard – elle avait rencontré dans une allée de Hyde Park, et tout à fait par hasard, croyait-elle, une jeune femme d’allure modeste, de mise sobre, qui soudain, en regardant un petit enfant qui passait s’était mise à sangloter…
Le spectacle d’un bébé attristait alors terriblement Françoise elle-même, et naturellement, la malheureuse maîtresse de Garrick n’avait pu s’empêcher de regarder avec sympathie l’inconnue qui sans doute, comme elle, pleurait la perte d’un enfant…
Les deux femmes attirées, eût-on cru, par une communauté de souffrances, s’étaient prises à causer, causerie banale d’abord, bientôt plus intime, car la jeune femme qui avait été remarquée par Françoise ne tardait pas à entrer dans la voie des confidences. Elle déclarait être Française, s’appeler Nini, elle prétendait être ouvrière, avoir eu un enfant d’un amant, l’avoir perdu…
C’était une histoire triste, banale, de pauvre femme trompée dans son amour, déçue dans ses espoirs maternels…
Françoise Lemercier, émue par les sentiments qu’invoquait cette compatriote, avait alors elle-même confessé qu’elle pleurait un petit garçon, et Nini s’était apitoyée, si bien que lorsque après une causerie de près d’une heure, les deux jeunes femmes se quittaient, elles avaient échangé une promesse de se revoir, et que si l’infâme Nini se félicitait d’avoir capté la confiance de la mère du petit Daniel, candidement Françoise Lemercier s’applaudissait que le hasard lui eût permis de rencontrer une personne qui sympathisât si profondément avec elle.
Des relations, d’abord espacées, bientôt suivies, vite intimes, s’étaient de la sorte établies entre Françoise et Nini. Toutefois, Nini, qui, en excellente comédienne, jouait à merveille son rôle d’héroïne touchante, obtenait beaucoup plus de Françoise des confidences qu’elle ne lui en faisait elle-même. Nini mentait avec une rare effronterie à la malheureuse mère de l’enfant volé. Elle donnait des détails sur l’atelier qu’elle avait fréquenté, elle contait de mirifiques histoires de dévouement, de labeur acharné, de privations supportées avec courage, avec ardeur.
Nini en faisait même tant et si bien qu’elle arriva de la sorte à devenir la meilleure amie de Françoise. Jusqu’au jour où, tout à fait prise d’amitié pour elle, Françoise lui avait proposé :
— Pourquoi ne viendriez-vous pas habiter avec moi ? Ma maison est bien trop grande pour moi seule, je suis triste et seule, je serais heureuse de vivre près de vous et bien entendu vous seriez libre de continuer à vous rendre à votre travail ?
La proposition de Françoise Lemercier pouvait avoir des avantages, mais comportait aussi des inconvénients, et une fille semblable à Nini ne devait guère être flattée d’aliéner ainsi sa liberté, de s’astreindre à jouer du matin au soir une comédie qu’elle n’avait jusqu’alors jouée que de temps en temps, quand elle voyait Françoise. Aussi, Nini, toujours mêlée au monde de la pègre, passionnément éprise de son existence de débauches crapuleuses, refusa-t-elle, sans toutefois enlever à Françoise Lemercier l’espérance qu’elle consentirait, un jour au l’autre à accepter son offre. Depuis, le temps avait passé, Françoise aimait de plus en plus sa compatriote. Un beau jour – c’était quelque temps après que Nini eût été à son tour mystérieusement privée du petit Daniel, devenu le petit Jack aux yeux de lord Duncan – Nini elle-même proposait à Françoise de venir habiter sous son toit.
— Du diable, avait songé Nini, si je me doute qui a pu me voler mon gosse… Mais enfin, une chose est certaine, c’est que si quelqu’un me l’a pris, ce doit être pour aller l’offrir à sa mère… Or, si je vis avec Françoise, j’arriverai bien à savoir quand on le lui offrira, et sachant cela, ou je ne m’appellerai plus Nini, ou c’est moi qui remettrai la main sur ce môme, et non sa godiche de mère…
Car Nini, plus que jamais tenait au petit Daniel, devenu le petit Jack. N’était-elle pas exposée à avoir, d’un moment à l’autre, besoin de la haute protection de son mari ? N’était-ce pas lui, en fin de compte qui lui assurait, parcimonieusement sans doute, car elle lui faisait horreur, mais effectivement, les ressources nécessaires à sa vie ? Et lord Duncan n’agirait-il pas ainsi, le cas échéant, pour la seule et unique raison qu’il croyait le petit Jack en vie, et qu’il entendait ne rien entreprendre contre la mère de son enfant ?
Nini avait raisonné juste…
Elle habitait déjà depuis quelque temps avec Françoise Lemercier quand, revenant d’une promenade en réalité, et soi disant de son travail, elle trouva son amie bouleversée :
— Ma chère Françoise, qu’avez-vous ?
Françoise qui étouffait mal des sanglots, paraissait en proie à la plus vive émotion :
— Tenez, disait-elle enfin, tendant à son amie une lettre qu’elle venait de recevoir, lisez… lisez… Ah ! je ne sais plus si je pleure de joie ou de chagrin, si je deviens folle… Dans toutes ces aventures qui m’arrivent, ma raison se perd, je ne peux même plus comprendre ce que je veux…
Avidement, Nini s’était emparée du morceau de papier que lui tendait Françoise. C’était une lettre manuscrite, écrite d’une écriture renversée, visiblement déguisée, méconnaissable, et pas de signature :
« Mademoiselle,
« Quelqu’un qui vous veut du bien vous offre ce compromis qui calmera au moins l’un de vos chagrins.
« On vous sait honnête femme, incapable de mensonge…
« Donnez votre parole d’honneur que vous ne chercherez jamais à revoir votre amant le Dr Garrick, qu’en aucun cas vous ne renouerez avec lui, que vous ne serez plus, pour rien au monde, sa maîtresse, et l’on vous fait retrouver votre enfant, et l’on vous rend le petit Daniel…
« Si vous acceptez ce que l’on vous propose, mettez tout simplement des rideaux rouges à votre fenêtre. On comprendra ce signal, et l’on vous fixera un rendez-vous. »
Nini lisait et relisait, atterrée, bouleversée, morte d’effroi, cette lettre étrange.
Ah ! on offrait à Françoise de lui rendre Daniel…
Mais on savait donc où était l’enfant ?
Qui le savait ? quel était cet « on » mystérieux ? Quel personnage énigmatique avait pu voler à Nini le faux petit Jack, et connaissant l’existence de Françoise, offrait de lui restituer l’enfant ?
Et puis, que voulait dire, même, la condition de cette restitution ? « Promettez de ne jamais revoir votre amant… »
La misérable Nini se sentait prise de vertige.