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— Ma foi, monsieur Shepard, ça n’est pas de refus ; bien que n’étant pas de service, je n’ai pas mal travaillé.

Les deux policiers, qui, une demi-heure auparavant, étaient encore dans l’immeuble louche et mal fréquenté de Belmont Street, profitaient désormais du petit jour levé, et de l’ouverture de quelques boutiques pour se réconforter.

Un bar avait relevé sa devanture et le patron de l’établissement, tout en fourbissant ses cuivres dès l’aube, était enchanté de servir à boire à des consommateurs levés dès potron-minet, ou alors pas encore couchés, pensait-il.

Les tenanciers de bar sont toujours satisfaits de voir venir chez eux les policemen ; la présence dans leur boutique des représentants de l’autorité est pour eux une garantie de bon renom et nombreux sont les patrons, à Londres, qui sont trop flattés de désaltérer pour rien ces messieurs les agents qui, cependant, sont des gens ayant bien souvent soif.

Shepard et son compagnon, debout le long du comptoir, devisaient à voix basse.

Shepard semblait ennuyé.

Aucun résultat intéressant. En dépit de ses efforts, il n’avait pu mettre la main sur le Bedeau qu’il recherchait depuis plusieurs jours.

C’était vexant, mais la partie n’était pas perdue. Shepard avait sa conviction, en dépit de ce que lui avait déclaré Beaumôme, que le Bedeau n’était pas à Paris, mais à Londres…

Il exposait sa façon de voir avec un grand luxe de détails, et le policeman, pendant ce temps, tout en se grattant violemment la gorge comme quelqu’un qu’étoufferait un whisky trop fort, prenait l’air d’un imbécile qui approuve de temps à autre, par des hochements de tête, les pronostics et déductions de son chef…

— Mais, interrogea-t-il enfin, pourquoi recherchez-vous ce Bedeau ?

Shepard toisa le policeman. Quelle question idiote. Il répondit néanmoins :

— Parbleu, j’ai mes raisons pour croire que cet individu est coupable d’avoir fait disparaître un détective de nos collègues… le détective French, qui était en mission en France pour retrouver… Mais, au fait, cela ne vous regarde pas…

— Vous avez raison, continua le policeman, cela ne me regarde pas de savoir que French, membre du Conseil des Cinq, était parti pour Paris afin de retrouver M meGarrick, si toutefois celle-ci existait…

Shepard, cette fois, regarda le policeman, les yeux ronds.

Décidément, cet homme n’était pas un imbécile… Il n’y avait pas lieu de faire de mystère avec lui…

Shepard, alors, auquel le whisky déliait la langue, d’autant plus qu’il se trouvait en tête à tête avec un subordonné sympathique, confia au policier toutes ses appréhensions, toutes ses craintes.

Il lui racontait l’extraordinaire disparition de French, le vol non moins surprenant des photographies découvertes par M meDavis dans l’officine de Sigissimons…

Le policeman l’arrêta pour déclarer :

— Dans toutes ces aventures, monsieur Shepard, il ne me semble pas que vous ayez eu la moindre communication avec la personnalité policière que French, votre collègue, était allé voir à Paris ?… Ce M. Juve, ce « fameux Juve », comme on dit, ne s’est-il donc pas mis en relations avec vous ?…

— Ma foi non, répondit Shepard, maintenant que j’y pense, je trouve ça surprenant…

Le policeman cligna des yeux, regarda fixement Shepard et, avec un léger sourire, lui demanda :

— Le connaissez-vous personnellement ?

— Qui donc ?

— Hé ! parbleu, Juve, M. Juve…

— Non, fit Shepard brusquement, mais peu importe, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Je regrette vivement que la perquisition de cette nuit ne m’ait pas donné satisfaction. J’ai manqué le Bedeau, peut-être de quelques minutes seulement. Par contre, j’ai perdu mon temps avec des gens insignifiants… ce jeune apache… ce Beaumôme ne m’inspire certainement pas grande confiance, mais, en tout cas, je n’ai rien à lui reprocher… ce nègre, ivrogne et imbécile, qui est tombé dans l’escalier, s’est cassé trois ou quatre dents… et enfin cette femme perdue, cette malheureuse Française, cette Nini Guinon…

— Nini… interrompit le policeman, l’avez-vous vue tout à l’heure ?…

— Eh bien, oui, fit Shepard, elle était installée chez une voisine…

— Elle ne vous a rien dit ? Elle ne s’est plainte de rien ?

— Non…

Il y eut un silence. Le policeman sembla réfléchir profondément avant de reprendre la parole. Enfin, préoccupé, soucieux, il demanda à son supérieur :

— Que diriez-vous, monsieur Shepard, si une femme, une mère à qui l’on vient de voler son enfant avait, après le vol, la chance inespérée de rencontrer des représentants de l’autorité, et qu’elle n’en profite pas pour les aviser de ce malheur ? Si, au contraire, elle taisait prudemment les détails de ce vol, dissimulait son émotion et son chagrin ?…

— Où voulez-vous en venir ? interrogea Shepard…

— À rien, poursuivit le policeman, je demande simplement ce que vous penseriez d’une femme qui aurait une telle attitude ?

— Ma foi, déclara le détective, je me demanderais si cette femme n’est pas elle-même bien suspecte, bien sujette à caution pour hésiter ainsi à solliciter l’appui de la justice…

— C’est ce que je voulais vous faire dire, conclut le policeman… Voulez-vous, monsieur Shepard, accepter un autre whisky chaud ?

***

Une heure après seulement, le détective et le policeman sortirent du bar.

Ils avaient absorbé de nombreux verres d’alcool et plusieurs sandwichs au jambon…

Shepard éprouvait désormais la plus grande sympathie pour ce policeman décidément intelligent et qui, chose curieuse, semblait, quoique n’étant pas du quartier, fort bien connaître tous les habitants de Belmont Street, et fréquenter la petite colonie française dont les apaches, tels que Beaumôme, le Bedeau, les femmes telles que Nini, le nègre tel que Job, étaient les plus beaux ornements…

Quant au policeman, il s’était prodigieusement amusé lorsque Shepard avait parlé du policier français, Juve en particulier.

***

C’était le matin, le mouvement recommençait dans Whitechapel, quartier sinistre la nuit, mais qui, au grand jour, avait repris le caractère nettement commercial de tous les autres quartiers de Londres.

Shepard et le policeman allaient se séparer, mais au moment des adieux le détective qui, depuis quelques instants semblait préoccupé, soucieux, dit à son compagnon :

— Écoutez, policeman, un vieux dicton anglais prétend que pour exercer votre métier, il faut être à la fois grand et bête… or, vous n’êtes ni l’un ni l’autre et, sans que je sache d’où vous tenez vos renseignements – ce qui ne me regarde pas mais fait honneur à vos capacités – j’estime qu’en me renseignant sur cette colonie française vous m’avez rendu cette nuit un signalé service… Je veux que vous m’en rendiez un autre. Les bons comptes ensuite feront de bons amis… Vous pourrez espérer ma protection… Policeman, êtes-vous disposé à m’aider de votre mieux pour sauver un innocent qui est en même temps un collègue ?

Énigmatique, le policeman répondit :

— Chef, je serai toujours à votre disposition.

— Il faut être mieux qu’à ma disposition, policeman. Il faut être presque mon associé… Je vous ai prévenu qu’il s’agissait d’une affaire délicate, puis-je compter que vous m’aiderez ? Naturellement, j’obtiendrai de votre chef de brigade l’autorisation de vous employer, mais je ne lui dirai pas à quelle besogne…

Le policeman scruta du regard le visage de Shepard pour bien lire le fond de sa pensée :

— Vous voulez, demanda-t-il, que je m’engage à commettre avec vous… même une illégalité ?

— Peut-être… avoua Shepard…

Le policeman baissa les yeux, considéra attentivement la pointe de ses souliers, puis, relevant la tête, il déclara :

— Je suis assez ambitieux et désireux d’arriver rapidement au grade de « sergeant ». Votre protection me sera fort utile. Si je vous promets mon dévouement, pourrai-je compter sur vous à mon tour ?

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